Une communauté humaine au cœur des glaces de l’Antarctique
Publié par Université de Tours, le 21 avril 2022 1.1k
Imaginez un continent grand comme l’Europe et comptant à peine plus de 900 habitants durant le long hiver polaire… Des habitants isolés dans des bases composées de structures métalliques posées au milieu des glaces.
Comme une portion de gâteau découpée en triangle, depuis la côte proche du cercle polaire jusqu’au Pôle Sud géographique, la terre Adélie abrite la station de recherche Dumont d’Urville (DDU).
La France dispose de deux stations scientifiques en Antarctique. Dumont d’Urville qu’elle exploite en autonomie, et Concordia qui a la particularité d’être gérée conjointement avec l’Italie. La première se trouve dans la portion de la terre Adélie, la seconde est implantée dans la zone australienne.
Située sur l’île des Pétrels dans l’archipel de Géologie, la station de Dumont d’Urville s’étend matériellement sur deux, voire trois, espaces. Le Lion, projet non abouti d’une piste d’aviation de 1100 mètres de long, construite dans les années 1980 en reliant 3 îles entre elles, sert de quai d’accostage au bateau l’Astrolabe, zone de débarquement et lieu de stockage.
A chaque rotation, ceux qui se nomment eux-mêmes « les fucking sherpas du Lion » – en raison du travail qu’ils considèrent comme pénible, ingrat, peu valorisant – assurent la gestion des poubelles, transportent et déchargent des tonnes de marchandises (matériel technique, scientifique et provisions alimentaires), acheminées ensuite par hélicoptère sur la base de DDU. Le bateau du retour transportera dans ses cales, des containers chargés de tous les déchets destinés à être renvoyés vers la France afin d’y être traités, ceci en vertu de la réglementation adoptée dans le protocole de Madrid entré en vigueur en 1998.
Cette équipe est composée d’hommes aux qualifications techniques souvent pointues mais recrutés pour effectuer une partie de leur temps de travail sur la base en tant que dockers. Dans cette chaîne logistique où la survie de chaque étape dépend de la précédente, ceux du Lion occupent un rôle central.
Le responsable Yann, dit « Yannoch », membre permanent de l’Institut Polaire, supervise les opérations de son équipe aux surnoms rappelant une sorte de tradition qui disparaît peu à peu, celle de substituer aux prénoms des images, qualités ou mention du lieu d’origine… Je rencontre ainsi Zazou, Pirate, Mac Plouf.
Cap Prud’homme
Sur le continent, à 5 km de l’île des Pétrels, DDU est articulé à un troisième lieu, Robert Guillard (Cap Prud’homme), élément de base d’un système dont l’objectif principal consiste à organiser, selon les années, outre des expéditions scientifiques, deux ou trois raids pour ravitailler en fuel et matériel la station franco-italienne Concordia.
Prud’homme est une petite unité, de 10 à 20 personnes selon les moments, et qui se définit comme « un village », administré par un « ancien », nommé avec une pointe d’humour, le « maire ». Un maire non élu, sans statut spécifique, mais tout simplement considéré, grâce à son expérience, comme responsable de la coordination d’une équipe d’hommes et de femmes. T., âgé d’une cinquantaine d’années, occupe cette fonction qu’il assure de manière collégiale avec les autres. Sa présence constante depuis plus de vingt ans durant toutes les campagnes d’été (de la première à la dernière rotation), ses compétences et ses qualités humaines en font une personnalité respectée et appréciée.
Le village est composé essentiellement de mécaniciens en charge de préparer et d’accompagner le raid, véritable prouesse physique, 20 jours de traversée aller-retour à travers le continent glacé, dans des tracteurs tirant des containers montés sur skis, chargés de cuves de fuel et de matériel. C’est un véritable cordon ombilical sans lequel Concordia construite à 3 200 mètres d’altitude et à 1 200 km de la côte ne pourrait pas vivre.
Du village à la ville
Si les habitants de cap Prud’homme se sentent appartenir à un petit village, par contraste la station de Dumont d’Urville représente à leurs yeux la « ville ». Il est vrai que forte d’une population oscillant entre 80 et 100 personnes durant la période estivale, DDU est non seulement plus étendue, mais elle accueille aussi des groupes très hétérogènes en termes d’âges et de métiers.
On y trouve ainsi des techniciens gérés par l’Institut Polaire français, des chercheurs rattachés à leurs laboratoires, des professionnels recrutés par les TAAF (Terres australes et antarctiques françaises) comme le chef de district, le gérant postal, le radio ou encore le médecin.
Les activités techniques d’entretien de la base mobilisent près des deux tiers du personnel de la base et font parfois oublier l’environnement exceptionnel pourtant à portée de main. Seuls les ornithologues, souvent placés au centre des manchotières, ou encore les glaciologues qui explorent la banquise ou les plongeurs biologistes entretiennent une relation de proximité visuelle, tactile, sonore avec la nature.
Cette petite société est construite selon une organisation qui place l’ensemble de la base sous la responsabilité du chef de district puis se décline selon les statuts. Les techniciens relèvent d’un chef technique qui programme leurs activités, les militaires et les chercheurs travaillent en autonomie. Des différences de statut, des hiérarchies, de salaires sont parfois sources de tension, mais il n’en reste pas moins que les gens travaillent ensemble tout en adoptant le plus possible des comportements lissés pour éviter d’entraver le système.
La vie de la base
La vie de la base s’organise autour du « séjour », lieu névralgique de la vie sociale, vaste bâtiment comprenant cuisine, salle à manger, salon et lingerie. À proximité du séjour la GP (gérance postale, haut lieu de la philatélie, une activité importante dans les TAAF, et siège du radio) ; tout autour sont disséminés des bâtiments techniques et scientifiques, les dortoirs, les magasins (lieux de stockage de l’alimentation et du matériel technique).
Espaces et temporalités s’entrelacent, car dans cet environnement restreint rien ne distingue vraiment ce qui sépare le professionnel du privé, même les chambres sont souvent partagées. Cette porosité entre les espaces entraîne des pratiques et des représentations spécifiques, comme aller au bureau en pantoufles, porter surtout les vêtements de dotation de l’IPEV, ne pas trop se maquiller pour les filles, (même si comme le dit C. « ce n’est pas parce que je vis sur une base que je dois ressembler à un paillasson »), profiter de cette parenthèse pour se laisser pousser la barbe pour les hommes ou encore tenter, pour les filles comme pour les garçons, des coupes de cheveux extravagantes que l’« on n’oserait pas dans la vie normale ».
La frontière floue entre espace privé et public impacte aussi la perception du temps. L. me dit « je ne prends plus ma montre, il faut juste une alarme sur mon téléphone pour me rappeler les heures des repas ». En effet les repas structurent les journées ; les soirs des lundi, mardi, mercredi et jeudi le cuisinier propose une soupe (ce sont les jours de travail), le vendredi soir pizza (début de l’annonce du week-end), samedi un repas amélioré, dimanche soir ce sont « les restes » de la semaine.
« Tu n’as rien à faire d’autre que travailler »
Quelle que soit la mission à accomplir, il n’est pas rare de voir certains travailler tard la nuit ou le week-end.
« Ici finalement tu n’as rien à faire d’autre que travailler ; pas de magasins, pas de préparation de repas, pas d’amis à aller voir, pas de transport entre ton domicile et ton lieu professionnel. »
Il existe cependant une organisation collective respectée par chacun. Ainsi, selon un calendrier défini et à tour de rôle, toute personne de la base avec un binôme, doit une journée entière, « le jour base », durant laquelle elle se charge du ménage des parties communes, (séjour, salles de bains, toilettes, couloirs), ainsi que des services de repas midi et soir, nettoyage des tables et vaisselle.
L’activité intense et presque continue, le jour polaire ou la nuit polaire, la proximité entre univers professionnel et privé, la promiscuité quotidienne génèrent aussi une perception du temps particulière : « Je me souviens que cette année là, alors que j’ai vécu un an, j’ai eu l’impression d’avoir vécu dix ans dans mon expérience de la vie », ou encore un autre : « les relations sont exacerbées, tout va plus vite qu’en métropole ; On peut vivre quelque chose de très intense qui prendra des années ailleurs, autant la construction d’une amitié que la déconstruction d’une amitié ».
La représentation d’un temps « précipité », compacté dans un espace restreint, la question du caractère éphémère des relations dans un espace clos ont déjà fait l’objet d’études – par exemple dans le monde des marins ou des sous-marins – et les témoignages portent toujours sur l’intensité, et en même temps la fragilité, des relations construites dans un temps ainsi condensé.
La vie sur une base située au bout du monde n’impacte pas seulement les pratiques et les représentations de l’espace et du temps, les relations sociales, elle influence aussi les pratiques professionnelles.
Débrouillardise, inventivité, souplesse sont autant de termes qui surgissent dans les propos :
« Le travail en Antarctique c’est différent. Déjà les gens ne sont pas à 100 % sur leur métier, parce que tu as des tâches collectives, des journées pour le service base, ça c’est bien, tu as des astreintes pour la centrale puis pour les hivernants tu as des formations sécurité, banquise, pompiers, rescue, etc.. Bref, tu ne travailles pas dans ton métier – par exemple, plombier – à 100 %. En plus, nous les plombiers on s’occupe du transfert gasoil, on a cette casquette, aide à la logistique polaire… bon il faut le faire.. Alors pourquoi le plombier est-il sollicité pour le gasoil ? Je ne sais pas… Peut-être juste parce qu’on connaît les tuyaux ! [rires] Les qualités pour travailler en Antarctique c’est la polyvalence et l’aptitude à se gérer tout seul, à bosser, à chercher du travail, ce n’est pas donné à tout le monde. Ici, on travaille dans des conditions où on ne dispose pas de tout ce qu’on pourrait avoir si on était à côté d’un magasin… parfois il manque un outil. Sur une base on ne jette rien, ça pourra toujours servir. On est des MacGyver, des Geo Trouvetou ! »
« Ici tu es libre »
Cette intense activité professionnelle ne saurait cependant faire oublier les multiples motivations de ceux qui ont choisi d’entreprendre ce périple. Les histoires de vie des uns et des autres, quels que soient leurs métiers, révèlent une curiosité particulièrement aiguisée, des parcours atypiques dans lesquels le goût du voyage, le militantisme ou encore une habitude d’activités dans la nature tiennent une place de choix.
Si certains expliquent leur attirance sur ce continent encore mal connu par l’opportunité de faire avancer les connaissances scientifiques, bien d’autres soulignent le goût de la liberté, de l’aventure, le besoin de vivre hors d’une société de consommation et saturée d’informations, de découvrir une expérience humaine, d’apprendre à mieux se connaître ou encore l’envie de vivre en communauté… « Je n’ai pas besoin de grand-chose pour vivre et je voulais une aventure hors du commun », « Moi je veux la liberté dans le travail et pas bosser pour une entreprise commerciale. Je ne cherche pas à gagner de l’argent, à m’enrichir je veux être libre, je ne veux pas travailler dans un monde de pognon » ; « je voulais vivre avec des gens qui font des métiers que je ne rencontrerais jamais dans ma vie ordinaire » ; « Ici tu es libre »…
T., chaudronnier, consacre tout son temps libre en France à s’occuper d’enfants après avoir fait le tour du monde avec ses parents quand il avait 8 ans. G., technicien, ne vit que pour la liberté : « je déteste les contraintes, j’aime bien vivre ce qui se présente et surtout ne pas faire de tourisme. Déjà plus jeune, je disais à mes parents : je pars en vacances deux semaines en Norvège, et je revenais au bout de huit mois, tout simplement parce que j’avais rencontré des gens qui m’avaient emmené là, puis il y avait eu autre chose après, le voyage c’est ma liberté.. ». L., météorologue milite depuis des années dans des associations de protection de la nature et d’accueil des migrants, et elle voulait aller en terre Adélie : « c’était là, et j’aurais pu changer de métier et me former à la boulangerie si ça avait été le moyen d’y arriver… »
De mars à octobre, quand la banquise se refermera, seule une petite vingtaine « d’hivernants » vivra dans la base, coupée du reste du monde. Ainsi, pour beaucoup, le pôle sud représente l’aventure ultime et comme le dit A. : « après le pôle sud tu n’as plus rien… tu tombes dans l’espace ».
Cet article décrit le Projet « Ethnographie d’une base scientifique en Antarctique » (Isabelle Bianquis, Professeur d’Anthropologie à l’Université de Tours et Bernard Ancori, Professeur d’Epistémologie et Histoire des Sciences à l’Université de Strasbourg). Projet soutenu par l’Institut Polaire français Paul-Emile Victor.
Isabelle Bianquis, Anthropologue, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.