Pourquoi lire des histoires aux bébés prématurés ?

Publié par Axel Morais, le 20 décembre 2024

Aux États-Unis, de plus en plus de services de néonatologie mettent en place des programmes de lecture destinés aux bébés prématurés et à leurs parents. Leurs noms : « Goslings », « Babies with Books », « Reach Out and Read », « Little Readers », « Bookworm »…

Les initiatives françaises sont plus rares, mais se développent à leur tour. Au Centre hospitalier universitaire de Nantes par exemple, une petite bibliothèque d’albums est à la disposition des parents de prématurés. À Amiens, ce sont les psychiatres de liaison qui viennent lire des histoires aux bébés. Ailleurs, des bénévoles ou des salariés d’associations se relaient. À Tours, un petit groupe réunissant bibliothécaires, lectrice salariée et chercheuse vient chaque semaine partager des histoires dans le service.

L’idée peut paraître d’abord saugrenue, aux parents comme aux soignants : pourquoi lire aux bébés des récits qu’ils sont bien trop petits pour comprendre ? Cependant, la mise en place de ces programmes repose sur des motivations rationnelles. Elles s’appuient sur l’importance des soins dits « de développement », qui recouvrent tout ce qui, au sein de ces services de grande technicité, ne sert pas prioritairement à faire survivre l’enfant mais l’engage dans son développement ultérieur.

Faire entendre au bébé la voix de ses parents dans un univers médical

Un bébé qui naît avec beaucoup d’avance peut être conduit à passer de longues semaines dans un service hospitalier dans lequel le bruit, la lumière, un excès ou un défaut de stimulation peuvent gêner son développement. De là, le risque qu’il manifeste des difficultés directement liées à ses conditions d’hospitalisation.

Pour prévenir ces problèmes, les soins de développement s’intéressent à tout son environnement : sa position dans son incubateur, son environnement sensoriel (lumière, sons), son soutien affectif. Des études extrêmement rigoureuses ont ainsi montré que la présence des parents est bénéfique au développement du bébé, et qu’il faut tout faire pour encourager cette présence.

En découvrant l’effet des nuisances sonores sur le bébé prématuré, on a aussi pris conscience du soutien que pouvait apporter la musique, surtout si elle est chantée par les parents. Ce faisant, c’est l’importance fondamentale de la voix des parents, et en particulier de la mère, qui a intéressé les chercheurs : on incite désormais fortement les parents à parler et chanter à leur bébé. C’est dans ce cadre que sont apparues les premières manifestations d’intérêt pour la lecture en  néonatologie : le support du livre apparaissait comme un vecteur naturel pour la voix des parents.

Les programmes de lecture introduisent dans l’environnement très technique des services de néonatologie les objets « ordinaires » de la puériculture qui n’y ont que peu de place habituellement. Pour les parents, l’arrivée d’albums colorés ou tendres dans une chambre dominée par les écrans de contrôle et les appareils de soutien vital est un appel à l’univers de l’enfance et pas vers la médecine.

Ces livres multicolores rappellent que le bébé va sortir de son incubateur, qu’il sera un être avec lequel les interactions seront plaisantes. La présence des albums aide les parents à se projeter, alors que l’anxiété autour de la santé du bébé au jour le jour produit une sidération qui arrête le temps.

Instaurer un échange par la musicalité des textes et les couleurs des albums

Par ailleurs la lecture à haute voix, proposée aux bébés lors de leurs brefs moments d’éveil calme, accompagne les parents dans la construction de leur lien à leur enfant. La musicalité des textes sollicite ses compétences auditives : le rythme d’une comptine, la variation d’intensité de la voix lisante tranchent sur l’environnement sonore pauvre de l’unité néonatale, et il n’est pas rare qu’à cette écoute, le bébé ouvre un œil, arrête un mouvement, tourne la tête. Les parents s’émerveillent : « il entend ! », « il réagit ! »

Les bébés prématurés ont une perception visuelle encore à parfaire, mais les formes simples et les couleurs éclatantes des livres pour les tout-petits sont adaptées à leurs capacités : voilà un bébé qui fixe intensément l’objet livre, qui suit du regard le personnage sur la page, qui tourne la tête pour ne pas en perdre une miette. Les parents alors constatent : « il est attentif ! », « il regarde ! ».

Les albums pour tout-petits sont construits autour de structures narratives élémentaires, souvent avec une chute fortement marquée, qui fait parfois réagir les bébés : l’un ouvre subitement les yeux, l’autre s’étire, un autre encore vocalise. Les parents sont intrigués, ravis : « il s’intéresse ! » Soudain, ce bébé qu’ils percevaient surtout par le prisme de ses incapacités (il ne respire ni ne mange encore tout seul), devient un enfant plein de compétences, qu’ils peuvent admirer et encourager.

Si les premières lectures peuvent être faites par des intervenants (soignants, ou extérieurs au milieu médical), laisser les livres dans les chambres permet ensuite aux parents de reprendre seuls les albums, dans des moments d’intimité, et les partager à leur tour avec leur bébé. Ces parents à qui l’équipe soignante conseille de « parler » à leur bébé sont parfois à court de sujets de conversation, à court de mots : les albums leur « prêtent » alors ces mots qui leur manquent.

Quand ils ont à choisir, les parents sélectionnent souvent des albums à la thématique tendre, dont le titre, à la première ou à la deuxième personne, en fait leur « porte-parole » : Devine combien je t’aime, Je serai toujours là pour toi, À quoi rêves-tu bébé ? Par l’intermédiaire du livre, la voix des parents porte jusqu’au bébé les mots qu’ils n’ont pas trouvés seuls, mais qui traduisent leur émotion.

Par la lecture, sortir de la sidération et se projeter vers l’avenir

Faire la lecture à haute voix à des parents, bouleversés par une naissance prématurée ou une information médicale inquiétante, peut leur permettre de vivre un moment d’évasion en harmonie avec leur bébé. Écrasés par la responsabilité, parfois la culpabilité qui va avec la maladie d’un enfant, voilà qu’on leur accorde un moment pour eux, de pur plaisir. Ils reçoivent la lecture d’une histoire, un instant recueillis autour de leur enfant, uniquement occupés du plaisir de la langue et des images, et de la joie de voir leur bébé s’éveiller. Ce moment, pourtant très bref, restera inscrit dans leur mémoire émotionnelle de cette naissance bouleversée.

Le partage de lecture s’attache alors durablement à un souvenir de plaisir, de détente, d’émotion. On peut supposer que cela facilite la pratique familiale de la lecture, si favorable au développement du langage et à la littératie, cet ensemble de familiarisations précoces qui permettent ultérieurement l’entrée dans l’écrit. Ces bébés, que leur naissance prématurée expose davantage aux retards de langage et aux difficultés d’apprentissage, bénéficieront d’autant plus de ces expositions familiales aux livres et aux lectures, dont la littérature scientifique a démontré qu’elles étaient déterminantes pour l’ensemble du développement cognitif.

Implanter des programmes de lectures d’albums pour enfants dans un service de néonatologie ne tombe pas sous le sens, mais a montré son intérêt. Même les soignants reconnaissent que le climat change dans les chambres, et que les histoires lues aux bébés qu’ils et elles soignent leur permettent de voir leurs petits patients sous un autre jour. La présence des livres aide les parents à sortir de leur sidération et à se projeter vers l’avenir.

Le partage d’une lecture avec la famille permet aux parents à regarder leur enfant sous l’angle de ses aptitudes. Les livres, laissés dans les chambres pendant la durée de l’hospitalisation, soutiennent le déclenchement de la parole adressée au bébé, très favorable à son soutien. Et l’expérience positive, en termes d’évasion, de plaisir et de symbiose, représentée par une lecture offerte et partagée en famille, permet d’associer durablement lecture et plaisir, ce qui augure favorablement des pratiques de littératie familiale ultérieures, prédictives de développement langagier et cognitif harmonieux.

Article issu de The Conversation et rédigé par :

Cécile Boulaire - Maîtresse de conférences en littérature pour la jeunesse à l'université de Tours