Sous les radars de « NEOM » : les non-dits des grands projets urbains dans le Golfe
Publié par Université de Tours, le 24 novembre 2021 1.2k
L’Arabie saoudite a récemment lancé une série de grands projets, parmi lesquels « NEOM », une mégaville nouvelle dans le golfe d’Aqaba, qui fait couler beaucoup d’encre. Les médias du monde entier ont en effet commenté le clip promotionnel diffusé sur YouTube en égrainant les « innovations urbaines » portées par ce grand projet : neutralité carbone, intelligence artificielle, défis technologiques tels ces transports en commun souterrains censés permettre de parcourir 170 km en 20 min, etc.
Pourtant, cette communication fonctionne sur des ressorts stratégiques usités dans les pays du Golfe et l’analyse de ces derniers permet de mettre en doute la faisabilité d’un tel projet et d’en révéler toutes les intentions, même cachées.
« NEOM » ne serait d’ailleurs pas le premier projet de cette ampleur à mourir dans l’œuf : « City of Arabia », présentée au milieu des années 2000 comme le nouveau Dubaï, ne verra probablement jamais le jour aux Émirats arabes unis (EAU). Quant à « Silk City », une ville nouvelle dont les plans figurent dans tous les documents d’aménagement koweïtiens, c’est une Arlésienne depuis plus de quinze ans…
Et si l’enjeu premier n’était finalement pas la réalisation de ces mégaprojets, en tout cas pas tels qu’ils sont présentés par les organes de communication officiels ?
Asseoir l’autorité parfois vacillante des émirs
Guidés par des impératifs de diversification économique post-hydrocarbures et de modernisation, dans des pays à l’urbanisation très récente, les monarques du Golfe ont multiplié les grands projets urbains pour asseoir leur autorité et se projeter dans le futur.
Si cette stratégie politico-économique de développement puis de renouvellement urbain permanent s’est avérée un temps fructueuse dans la mesure où elle a fait des villes du Golfe des acteurs essentiels de la mondialisation économique, elle semble arriver aujourd’hui à saturation.
Les taux d’urbanisation, qui frôlent les 100 % au Koweït et au Qatar, ont presque éliminé toute trace de vie bédouine et de culture agropastorale.
Les villes se sont étalées sans limites physiques, créant des phénomènes de forte dépendance automobile, alors que l’articulation entre tous ces projets urbains, fonctionnant comme des enclaves autorégulées, soit des villes dans la ville, n’a pas été suffisamment pensée.
Enfin, pris dans cette dynamique de surenchère urbanistique, à la fois pour tenter de demeurer à l’avant-garde mondiale et pour répondre aux exigences de la compétition qui s’exerce de plus en plus à l’échelle du Golfe dans le domaine de l’architecture, les gouvernements et les grandes entreprises immobilières vont parfois au-delà de leur capacité financière. C’est ce qui explique les nombreux abandons et inachèvements de projets urbains de Koweït à Dubaï depuis la fin des années 2000, même si d’autres ont vu le jour sur la même période.
Si malgré ces effets de saturation, les gouvernements du Golfe s’évertuent à promouvoir de nouveaux projets urbains, c’est aussi pour masquer certaines difficultés internes.
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane s’est ainsi lui-même placé au centre de la communication en faveur de « NEOM » à un moment où son action internationale, marquée par l’enlisement dans la guerre au Yémen, la crise diplomatique avec le Qatar sur fond de rivalité avec l’Iran et les soupçons de son implication dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, était de plus en plus contestée.
Bien avant en 1979, les Kuwait Towers, qui sont aujourd’hui l’emblème du pays, avaient été inaugurées pour tenter d’atténuer les effets à l’international de la double crise économique et parlementaire alors à l’œuvre au Koweït.
De même, la plus haute tour du monde, Burj Khalifa, fut livrée en 2009 en même temps que le nouveau quartier Downtown Dubai où elle est située, en pleine crise financière mondiale qui avait particulièrement touché l’émirat de Dubaï, contraignant celui d’Abu Dhabi, lié par la fédération des EAU, à renflouer ses caisses.
Quand la promotion va, tout va
La frénésie en matière de projets urbains s’inscrit dans un contexte particulier qui est celui de la rencontre entre le néolibéralisme urbain et l’autoritarisme politique dans le Golfe.
La conception de politiques territoriales autour de l’attractivité et de la compétitivité des métropoles ainsi que la financiarisation des opérations urbaines (« NEOM » doit être financée par un fonds souverain et administrée par une société privée cotée en bourse), qui sont deux caractéristiques fortes de la ville néolibérale, apparaissent compatibles avec les intérêts politiques des dirigeants : cultiver des liens avec les milieux affairistes, limiter la participation des citoyens à la politique et contrôler les individus dans leurs déplacements et habitations.
Ainsi, la rénovation du centre-ville de Doha, au Qatar, lancée au début des années 2010 à grand renfort de communication axée sur le patrimoine (reconstitution d’un souk) et sur le développement durable (création d’un quartier « vert » et « intelligent »), c’est-à-dire en phase avec les idéologies territoriales dominantes, s’est faite au détriment de l’existant.
Plusieurs centaines de petits immeubles ordinaires construits entre les années 1960 et 1990 ont été détruits et autant d’habitants, des immigrés pour la plupart, ont été déplacés en lointaine périphérie de l’agglomération.
Pendant toute la durée des travaux, des images géantes d’un mode de vie urbain fantasmé par l’alliance de la « tradition » et de la « modernité » ont été soigneusement placardées pour invisibiliser la violence engendrée par cette entreprise de rénovation du centre-ville.
Ce moyen néolibéral-autoritariste de faire la ville n’est pas spécifique aux pays du Golfe mais il y semble parfois poussé à l’excès.
Ainsi, si la diffusion d’annonces et d’images de nouveaux projets urbains ne faiblit pas malgré une conjoncture de plus en plus incertaine, c’est parce qu’elle suffit désormais à attirer des investisseurs étrangers tout autant qu’elle permet aux multinationales qui portent ces projets de conquérir des marchés extérieurs au Golfe – en Afrique et au Maghreb notamment.
Peu importe finalement si rien ne sort de terre ou si le produit livré est très loin des promesses de départ comme dans le cas de Masdar City à Abu Dhabi, qui s’apparente plus à un « vaisseau spatial dans le désert » qu’à l’écoquartier qu’elle ambitionnait être, car la machine financière et communicationnelle de l’urbanisme néolibéral est lancée sitôt les premières annonces faites.
Cet « urbanisme fictionnel » semble aujourd’hui assumé dans certains pays du Golfe si l’on en juge par le pouvoir conféré aux producteurs de visuels dans la chaine de production urbaine. Il renvoie en outre à une économie bien réelle, celle de la publicité urbanistique, qui génère donc ses propres bénéfices, et implique désormais un spectre très large d’acteurs urbains.
Le règne écrasant des images
Au Koweït, les premières images de synthèse des clips promotionnels de Silk City ne sont pas le produit de cabinets d’architectes mais celui d’agences de publicité mandatées directement par le gouvernement pour promouvoir le projet de ville nouvelle.
Les premiers appartements vendus dans le cadre du nouveau projet de quartier Tamdeen Square, en cours de construction en périphérie de Koweït City, l’ont été à partir d’une seule plaquette publicitaire, d’un nom (celui du promoteur) et d’un logo.
Les premières images de Heritage Village, projet de quartier censé valoriser le patrimoine architectural koweïtien, ont été arrachées des palissades du chantier, puis remplacées par une autre série d’images encore plus « vendeuses » que les précédentes, alors que les travaux avaient pourtant cessé suite à un conflit entre le commanditaire et le maître d’œuvre.
Ces trois exemples koweïtiens révèlent le pouvoir de l’imagerie urbanistique tout comme la domination des publicitaires sur la scène urbaine, qui disposent de leurs propres foires et salons annuels en ville, s’imposent dans les entreprises de promotion immobilière et marginalisent le travail des urbanistes et des architectes.
Ce net tournant publicitaire de l’urbanisme au Koweït et dans les pays voisins augmente le décalage entre ville projetée et ville vécue, de même qu’il sature totalement l’espace d’images de ville, lesquelles semblent prendre de plus en plus de liberté et de distance avec les projets qu’elles soutiennent.
L’urbanisme dans le Golfe est donc avant tout un urbanisme d’image. Cela n’est pas tout à fait nouveau car l’enjeu fut très tôt, dès les années 1960, de créer des villes-vitrines financées par l’exploitation des hydrocarbures mais incarnant le rayonnement en vue de l’après-pétrole.
Ce qui est nouveau en revanche, c’est, à travers la puissance croissante des images et de celles et ceux qui les produisent, l’accentuation d’un processus de virtualisation urbaine dans lequel la mise en scène d’ambiances et de modes de vie semble compter plus que les caractéristiques d’un projet.
Cela devrait inciter à ne pas prendre pour argent comptant les éléments de communication officiels des différents projets urbains promus par les pouvoirs en place et, a contrario, à porter plus franchement l’attention sur ce qu’ils révèlent des évolutions de la fabrique urbaine dans le contexte conjoint du néolibéralisme et de l’autoritarisme, ainsi qu’aux effets induits sur les acteurs urbains et les citadins ordinaires.
Roman Stadnicki, Maître de conférences en géographie, membre de l'Equipe Monde Arabe et Méditerranée (UMR CITERES) & chercheur associé au CEFREPA (Koweït), Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.