Se faire opérer du cerveau tout en étant éveillé
Publié par Université de Tours, le 18 octobre 2021 1.4k
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1er au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 22 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Saviez-vous qu’il est possible d’opérer votre cerveau alors que vous êtes parfaitement éveillé ? En effet, le cerveau ne contient pas de récepteurs à la douleur. Grâce à cette particularité du tissu cérébral, les chirurgiens peuvent examiner leurs patients pendant l’intervention et identifier – en temps réel – la localisation des structures hautement fonctionnelles. Leur identification réduit fortement le risque d’un déficit neurologique permanent et augmente l’efficacité thérapeutique de l’intervention.
L’ère moderne de la chirurgie cérébrale en condition éveillée a commencé dans la première moitié du XXe siècle avec Wilder Graves Penfield (1891-1976). Ses publications sur les aspects opératoires et les méthodes de repérage fonctionnel ont marqué la discipline. Les techniques pour réaliser des craniotomies d’un patient éveillé font maintenant partie intégrante de l’arsenal neurochirurgical, ayant d’importantes applications dans le traitement des tumeurs cérébrales. Le repérage fonctionnel que Penfield a contribué à développer a également eu une grande importance scientifique en nous aidant à mieux comprendre la physiologie et la connectivité des aires fonctionnelles.
En cette année 2021, un siècle s’achève depuis que le jeune médecin refusa un poste lucratif à l’hôpital Henry Ford de Detroit qui ne lui offrait aucune possibilité de recherche. Il accepta à la place un poste de chirurgien associé à l’Université de Columbia et à l’Hôpital Presbytérien, affilié à cette université et à l’Institut Neurologique de New York.
Outre un évènement important dans sa carrière, cette anecdote est une démonstration de son tenace enthousiasme scientifique. Pour cette Fête de la science, il convient de rappeler le travail de ce médecin et chercheur qui a grandement fait progresser la chirurgie cérébrale et la façon dont nous considérons la répartition des fonctions corticales. De nombreux concepts introduits par Penfield sont toujours d’actualité et continuent à avoir un grand impact sur la médecine contemporaine.
Il y a notamment parmi ses principaux travaux, sa technique développée en collaboration avec Herbert Henri Jasper pour traiter l’épilepsie incurable, connue sous le nom de « technique de Montréal ». Elle a été considérée comme révolutionnaire en tant qu’application chirurgicale directe des principes de la neurophysiologie. En utilisant cette technique pour évaluer ses patients avant de retirer la lésion, Penfield a rassemblé une grande quantité de données. Il a effectué la première cartographie fonctionnelle détaillée du cortex cérébral humain, c’est-à-dire l’étude de la correspondance entre les différentes régions du cortex et les parties du corps qu’elles contrôlent, ou entre ces régions et certaines fonctions mentales. Celle-ci a influencé de façon prolongée les sciences connexes telles que la neurologie et la neuropsychologie.
Sa procédure s’appuyait sur les travaux préalables d’autres chercheurs. L’un d’entre eux était John Hughlings Jackson, importante figure de la neurologie anglaise. En se basant sur des observations cliniques, Jackson conclut que les crises d’épilepsie résultaient de décharges électriques anormales. Il avait également observé qu’une lésion dans la région postérieure du lobe frontal gauche entraînait des difficultés de discours, confirmant les observations réalisées en France par Paul Broca. En 1870, les physiologistes allemands Gustav Theodor Fritz et Julius Eduard Hitzig ont réalisé les premières stimulations électriques corticales sur des mammifères. Ils ont stimulé le lobe frontal du chien, ce qui a produit des mouvements involontaires d’une patte. Le neurologue expérimental écossais David Ferrier a obtenu le même résultat chez le chien et le singe. D’autres investigateurs de la même époque ont également conclu que les réponses observées devraient principalement être attribuées à la transmission d’un courant à des centres sous-corticaux.
En 1928, Penfield a collaboré durant six mois avec le neurologue allemand Otfrid Foerster pour étudier le traitement chirurgical de l’épilepsie. Il s’est familiarisé avec la méthode de Foerster qui stimulait électriquement le cortex cérébral avec le patient éveillé, lors de l’ablation de cicatrices cérébrales dues à des plaies d’armes à feu, en grande partie chez des vétérans. Cela était possible grâce à une anesthésie locale du cuir chevelu. Penfield notait ses observations de façon méticuleuse et en 1930, il a publié avec Foester leur première cartographie corticale. Bien qu’encore relativement incomplète, elle reposait déjà sur plus d’une centaine d’interventions.
En 1934, avec l’appui de la Fondation Rockefeller, Penfield a inauguré l’Institut Neurologique de Montréal, où il a continué ses travaux. Il a adopté la méthode de cartographie utilisant l’anesthésie locale et la stimulation corticale pour reproduire les caractéristiques des crises des patients pendant le geste opératoire. Il s’agissait aussi de délimiter l’aire motrice et l’aire sensitive.
En général, la première étape nécessitait de localiser le sillon central, un repère essentiel pour commencer la stimulation électrique, au début à faible amplitude, puis progressivement augmentée. Ce sillon étant systématiquement situé entre l’aire motrice et l’aire sensitive, son identification en début d’intervention permettait à Penfield d’avoir un référentiel commun facilitant l’application pratique des observations réalisées lors des cas précédents.
Penfield a pu ainsi affiner la cartographie corticale créée préalablement par Foerster : chaque fois qu’un stimulus à partir d’une électrode entraînait une réaction du patient, il plaçait une petite étiquette en papier stérilisé avec un numéro ou une lettre sur le point précis de la surface cérébrale concernée.
Plusieurs aspects de la cartographie des fonctions cérébrales proposée par Penfield sont toujours d’actualité.
L’une de ses plus importantes découvertes est le fait que le cortex situé immédiatement en avant ou en arrière du sillon central contient une représentation du corps très précise et très reproductible. Cela veut dire que chaque petite zone est responsable d’une partie de la moitié opposée du corps. Ce phénomène a été observé à la fois pour la zone motrice (cortex précentral) et pour la zone sensitive (cortex post-central).
Bien que la surface et la localisation exactes de la région corticale impliquée dans chaque fonction variaient d’un individu à l’autre, l’ordre des manifestations aux stimulations était toujours le même lorsqu’elles se déplaçaient de la région de l’oreille jusqu’à la ligne médiane. De plus, la surface de chaque zone était de toute évidence très en rapport avec la complexité de sa fonction. Par exemple, l’aire motrice de la main et des doigts occupait une surface plus grande que celle responsable de tout le tronc. En 1937, Penfield et Boldrey ont établi des cartographies motrice et sensitive qui ont été représentées sous la forme d’un homoncule (petit homme) moteur et d’un autre sensitif.
Les aires visuelles et le lobe temporal ont été également étudiés. Leur stimulation produisait une perception de points lumineux (étoiles), une déformation visuelle et des phénomènes auditifs, par exemple, l’impression d’entendre de la musique ou des sons avoisinants amplifiés. En 1941, Penfield et Theodore Erickson ont noté que la stimulation du cortex temporal pouvait déclencher la survenue de souvenirs vivaces. Les observations détaillées par Penfield en association avec Rassmussen et Roberts ont été à l’origine d’une précieuse avancée dans les possibilités d’exploration des mécanismes du langage. À la même époque, Penfield a fait la première observation de plasticité fonctionnelle du cortex humain. Il a ainsi remarqué que la stimulation d’un même hémisphère lors de deux interventions éloignées l’une de l’autre dans le temps, pouvait présenter des résultats très différents : des aires actives lors de la première opération pouvaient être muettes lors de la seconde ou inversement, ou encore, des aires ne donnant aucune réponse pouvaient devenir actives.
Les premiers travaux de stimulation cérébrale étaient limités à l’exploration de la surface du cerveau. Plus tard, des zones plus profondes ont été progressivement explorées. Le grand nom de la stimulation électrique sous-corticale est Walter Hess, un physiologiste suisse. Il a développé une méthode de stimulation chez l’animal anesthésié et éveillé pour investiguer les bases neurales des comportements complexes. Sa technique comprenait un dispositif de positionnement des électrodes avec une profondeur voulue. Il a ainsi observé que de larges zones sous-corticales participaient à des fonctions motrices, des automatismes, des comportements instinctifs parfois complexes. Les études de Hess et Talairach, psychiatre et neurochirurgien français, ont été suivies de celles de José Manuel Rodriguez Delgado, Warren Roberts et Neal Miller. Ces découvertes ont eu un impact important dans la mesure où elles confirmaient la présence de circuits complexes impliqués dans divers phénomènes neurophysiologiques, allant des fonctions les plus simples aux comportements les plus élaborés.
Rapidement, les applications chirurgicales de la stimulation cérébrale sont devenues rapidement évidentes, avec notamment dans les années 1960 les premières descriptions de stimulations électriques sous-corticales, en grande partie grâce aux travaux de George Ojemann. Cette exploration de la substance blanche, plus profonde que le cortex, est devenue plus courante à la fin du XXe siècle et a ajouté de précieuses informations aux modèles physiologiques. Le protocole de Montréal original a progressivement laissé place à des variantes de la technique, amenant à une application relativement fréquente de la stimulation en chirurgie tumorale. De plus, des avancées dans le domaine de l’anesthésiologie ont augmenté le confort de la procédure. Plusieurs établissements choisissent par exemple de limiter la période pendant laquelle le patient est éveillé, lui permettant de s’endormir pendant l’incision et la fermeture. Cependant, les principes de la cartographie cérébrale restent les mêmes.
Aujourd’hui, la chirurgie éveillée avec cartographie cérébrale est l’une des principales ressources des neurochirurgiens pour augmenter la sécurité des procédures de résection des tumeurs qui infiltrent le tissu cérébral, telles que les gliomes de bas grade. S’y ajoute une meilleure reconnaissance du tissu fonctionnel à préserver, ce qui permet aux équipes de réaliser des résections plus larges, avec un meilleur impact thérapeutique.
Pour cette Fête de la science, souvenons-nous du travail de Penfield, et célébrons l’enthousiasme scientifique qui a servi de force motrice à sa carrière et qui mobilise tant d’autres chercheurs.
Vive la science !
Igor Maldonado, Neurosurgeon and Researcher, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.