Mission en Antarctique : départ vers une société inconnue
Publié par Université de Tours, le 28 janvier 2022 1.1k
À quoi ressemble la vie dans une communauté temporaire, une société humaine créée de toute pièce pour les besoins de la recherche, vivant dans un milieu inhospitalier et soumis à de nombreuses contraintes techniques, sans population autochtone ? C’est sur les bases de ces questions que j’ai déposé mon projet de recherche sur l’Antarctique avec Bernard Ancori, collègue spécialiste en histoire des sciences de l’université Strasbourg, auprès de l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV) en 2019.
Le projet a pour objectif de permettre une exploration anthropologique peu commune sur une base antarctique française.
Observer une société humaine en création
J’ai longtemps travaillé en Mongolie sur l’organisation sociale de populations d’éleveurs nomades, puis en Yakoutie sur les changements alimentaires de populations anciennement nomades. La question des transformations sociales, des adaptations, de la rencontre des modèles et de la mobilité sont au cœur de mes questionnements.
Ce sont ces sujets qui ont motivé mon intérêt pour une incursion du côté d’un autre type de population au caractère temporaire dans l’espace et dans le temps, préfiguration probablement de ce que nous connaîtrons de plus en plus dans l’avenir que ce soit dans le cadre de migrations liées au travail ou encore du développement des explorations spatiales et des formes de vie dans des univers a priori totalement inhospitaliers.
Or, d’ordinaire, que ce soit pour mes recherches en Mongolie ou en Sibérie, il m’incombe d’organiser la mission et ce n’est qu’une fois arrivée sur mon terrain de recherche que je vais partager la vie des personnes dont j’étudie l’organisation sociale. Mais ici, pour la première fois dans ma carrière d’anthropologue, je ne pars pas seule.
Premiers pas vers la station Dumont d’Urville
Nous sommes un groupe d’une trentaine pour la rotation zéro (ou RO), c’est-à-dire la première rotation destinée à acheminer du personnel sur la station scientifique de DDU, Dumont d’Urville, nom du premier explorateur français à avoir posé le pied sur ce continent en 1840.
La station est implantée sur une bande de terre glacée de 432000 Km2, située sur la côte est de l’Antarctique et partie intégrante des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF).
Quatre autres rotations suivront jusqu’en février 2022 convoyant des personnels arrivants ou sur le départ en fonction du temps nécessaire à leur mission sur place. Un vocabulaire spécifique est utilisé pour qualifier les deux populations qui occuperont les lieux : « les campagnards d’été » et les « hivernants ». Ceux qui sont « en campagne » restent, pour la plupart, environ 4 mois durant l’été antarctique, ils rentreront à « R4 » début mars.
Les hivernants eux, arrivés en même temps que les campagnards d’été, occuperont la base une année entière, parfois un peu plus. Ils vivront totalement isolés, confrontés à la nuit polaire et aux rigueurs du climat avec des vents fréquents à plus de 100km/h et une température moyenne de – 18 degrés.
Ces deux populations semblent bien différentes en termes d’expérience et d’âge et je constate en étudiant la liste des présents sur la station que le monde français de l’Antarctique reste encore très majoritairement masculin ; 22 femmes sur les 124 personnes qui vivront à un moment ou un autre cette année sur la station.
Qui sont mes compagnons de voyage ? Que vont-ils faire si loin de chez eux ? Ma recherche va précisément consister à observer jusqu’à la fin janvier comment, dans un environnement hostile, extrême, sans habitants autochtones, se constitue une petite société qui n’a pas vocation à se pérenniser.
Traverser les océans sur l’Astrolabe
Dans l’équipe R0 certains se connaissent un peu. Notre groupe compte des membres de l’IPEV et une dizaine de futurs hivernants qui ont déjà eu l’occasion de passer deux jours et demi ensemble en Bretagne au mois de septembre pour préparer leur séjour.
Il nous faudra trois vols, 14 jours de confinement drastique en Tasmanie (enfermés dans une chambre d’hôtel, repas livrés sur le pas de la porte) et 7 jours de bateau sur le mythique Astrolabe : sous ce nom résonne une grande partie de l’histoire des explorations scientifiques au pôle sud. De La Pérouse à Jules Dumont d’Urville, de Paul-Emile Victor au nouveau patrouilleur polaire, c’est toute une généalogie prestigieuse qui se décline.
La traversée tant redoutée sur ces mers les plus agitées du globe s’est finalement assez bien déroulée. Ce n’était pas gagné ! Les premiers moments se sont passés en se demandant qui allait être le plus malade. Le mal de mer à venir occupait toutes les conversations et il faut dire que les témoignages des anciens n’avaient rien de rassurant : « moi, à chaque fois, je ne suis pas malade je suis mourant », « j’ai des vomissements permanents je ne peux même pas boire un verre d’eau, j’ai mal à la tête c’est horrible » ou encore « il paraît qu’il y en a un qui était tellement malade qu’on a dû le mettre sous perf durant toute la traversée, maintenant on l’envoie en avion c’est plus sûr »…
Plusieurs d’entre nous ont de petites mines. T. restera couché dans sa bannette durant toute la traversée, ça tangue, personne n’en mène large !
Les jeunes, les solitaires, les vétérans…
Profitant de la traversée pour commencer des observations et quelques entretiens, je suis postée la plupart du temps dans le salon passager, scindé en deux espaces confortables avec fauteuils, canapés, grande télé…
Le groupe se constitue peu à peu. Dans la partie télé, les « jeunes » d’une vingtaine d’années, dont la plupart partent avec un statut de Volontaire Service civique, ont élu domicile. Ils jouent, discutent, somnolent, regardent des films… Dans l’autre partie du salon, ce sont les « vieux », ils discutent, somnolent, lisent. Certains se connaissent, ils se sont rencontrés lors de précédentes missions. Les jeunes volontaires eux, ont eu l’occasion de passer deux jours en Bretagne au siège de l’Institut Polaire pour un stage de préparation à l’hivernage.
Il y a des solitaires qui se placent toujours à la marge, sur une petite table séparant les deux salons ou dans un fauteuil à l’écart ; il y a aussi ceux comme Michel, le pilote d’hélico destiné à rester sur la base durant toute la campagne d’été pour acheminer le matériel à chaque rotation du bateau ou accompagner des scientifiques depuis la base sur d’autres sites, qui passent une grande partie de leur temps dans la cabine de pilotage. Enfin, les personnalités (directeur de l’Ipev, le médecin des TAAF, le Préfet…) se retrouvent souvent dans le carré des officiers.
Il me semble que ces premières observations témoignent déjà de certains clivages ou en tout cas de création de liens par affinités d’âge, d’expérience ou de statut. Il me faudra les suivre dans les semaines à venir pour saisir les dynamiques de constitution de groupes ou de sous – groupes.
Bienvenue au 66ᵉ parallèle sud
Après avoir franchi les 50e hurlants – surnom des latitudes situées entre les 50e et 60e parallèles dans la zone de l’océan Austral –, le commandant de l’Astrolabe annonce officiellement au micro :
« Nous venons de passer les 60e, bienvenue dans l’Antarctique ! ».
Encore quelques degrés et nous atteindrons notre point d’attache au 66e parallèle sud. L’arrivée se fait sous un soleil magnifique, un émerveillement, un choc tant le paysage est exceptionnel… Ceux qui font le voyage pour la première fois ne quittent pas le poste de commandement du bateau, subjugués par les couleurs, la vue des premiers manchots, les phoques affalés… Les anciens eux restent dans le salon à discuter entre eux, certains reviennent pour la 20e fois !
Dans la station nous retrouvons une quinzaine de personnes venues en avion trois semaines avant nous et la TA 71, 71e équipe d’hivernants en Terre Adélie. Accueil chaleureux, débriefing par le DISTA (Chef de district), représentant du préfet. Consignes pour tous, puis chacun est pris en main par l’hivernant qu’il va remplacer. Commence alors un étrange ballet, passage de relais qui se déroulera jusqu’au départ de l’ancienne équipe.
La base
La base construite en 1956 est composée de constructions hétéroclites, vieillottes, reliées par des passerelles métalliques. Chaque lieu est affublé d’un nom ou d’un numéro aussi étranges pour le néophyte que les acronymes de Dista ou de TA… : géophy, biomar, siporex, le – 20, le BT, Caroline, le 42… autant de termes qu’il va me falloir intégrer un peu comme une langue étrangère.
Mais contrairement à ce que j’ai pu éprouver en Mongolie ou en Sibérie, la différence de culture se niche ici dans l’aspect technique du lieu. J’ai la curieuse impression de me poser sur un vaste chantier composé de citernes de fuel, de garages, d’engins de toutes sortes… et dans cet environnement de tôle des dizaines de petits manchots adélies s’activent sans prêter grande attention aux humains, intrus qu’ils semblent tolérer sur leur territoire.
Ce paysage éclectique masque à première vue sa raison d’être : un arsenal logistique destiné à supporter la recherche, et en effet la science est bien là… des programmes de biologie humaine, de glaciologie, de climatologie, d’ornithologie, de sciences humaines sont supportés par l’Ipev qui en tant qu’agence de moyens au service de la science met en œuvre une logistique impressionnante.
L’Astrolabe a aussi transporté dans ses cales, outre deux hélicoptères, des tonnes de vivres et de matériel nécessaires au fonctionnement de ce lieu qui abrite de petits groupes dont la vie dépend d’une centrale électrique, de l’approvisionnement en fuel et en vivres. Je défais mes bagages et trouve dans le sac « dotation » de l’Ipev, outre des vêtements techniques pour vivre ici, une paire de charentaises… Faudrait-il se sentir ici comme à la maison ?
Isabelle Bianquis, Anthropologue, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.