« Les enfants, à table ! » : leçons alimentaires en confinement

Publié par Université de Tours, le 1 juillet 2020   1k

Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l’article original.


Enseignant spécialiste des discours gastronomiques et alimentaires, chercheur associé, Université de Tours

Pendant les récentes semaines de confinement, la table familiale a repris du service, réactivant des modes de transmission et de partage parfois oubliés. Chacun de nous reçoit – profite ou subit – une éducation alimentaire à un moment donné de son histoire, dans un pays donné, au sein d’un groupe social donné. Chacun appartient à une culture alimentaire issue d’une éducation alimentaire. Si bien qu’il est juste de dire que notre alimentation et la définition que l’on donne à la gastronomie sont marquées par notre éducation.

On pourrait dès lors considérer que l’alimentation, comme le fait de bien manger, est un fait social, héritier d’habitudes socialement admises. Autour de la table se rassemblent les membres d’un même groupe social, selon certains critères, certaines coutumes, certains rites alimentaires et modes opératoires.

Alors qu’est-ce que nos enfants auront finalement appris de ces repas familiaux en confinement ? En quoi la table est-elle un lieu de transmission ? Quels modes de transmission y sont possibles ?

Plusieurs études, françaises et/ou multiculturelles, montrent que l’alimentation est un vecteur important dans l’intégration des nouvelles générations ou nouvelles populations au sein d’une société, et dans la transition d’une génération à l’autre.

Les premiers contacts et échanges intersociétaux ou intergénérationnels sont souvent abordés par l’angle du sujet discursif alimentaire, via les rapports, contrastes, ruptures, modifications ou continuités de modèles, de concepts, de représentations ou de rites. Autrement dit, nos enfants adolescents nous font part de leur plaisir fastfoodien, qui ne correspond pas forcément à la représentation adulte du « bien-manger ». Et en contrepartie, nous racontons à nos enfants le plaisir dégustatif de l’accord d’un bœuf bourguignon avec un vin tannique, qui ne les fait pas « kiffer ». Chacun avec ses propres paradigmes et terminologies dessine ses choix et discours alimentaires.


Rituels du manger ensemble

Le rôle des rituels dans les interactions ordinaires semble inévitable pour vivre ensemble et communiquer avec autrui. Quand on est assigné à domicile, comme ce fut le cas pendant le confinement pour un grand nombre d’entre nous, le repas du dimanche ressemble à ceux de la semaine. Ces déjeuners quotidiens, habituellement partagés à la cantine, redeviennent, en famille, un vecteur important d’échanges.

Notons cependant que le rituel du manger ensemble, à table, perd du terrain y compris en France, un Français sur trois ne mange pas à table, les trois repas quotidiens à table ne sont plus une référence, et nombre de jeunes dînent dans leur chambre assis sur leur lit ou à leur bureau.

Au cours du repas, habituellement composé d’interactivités sociales à la cantine, où les références culturelles s’échangent démocratiquement comme des cartes Pokemon, les rapports intergénérationnels à la maison donnent plus de place à la ritualisation conservatrice de ce moment. La période de confinement que nous venons de vivre a remis en lumière la « vie ordinaire », le rôle du rituel et les inévitables interactions, là où se fait l’acquisition du « vivre ensemble » et de la « cohésion sociale ». La table reste le lieu privilégié pour observer ces deux concepts dans un cadre sociologique.


Te transmettre, mon fils !

Les Français sont des producteurs et protecteurs d’un savoir-faire patrimonial. Toujours en quête de nouvelles formes de transmission, à l’école, en famille, entre amis, et maintenant sous forme de visioconférences ; les modes de transmission y évoluent constamment.

La ritualisation de cette transmission de savoirs ou savoir-faire se cristallise autour du repas. Les générations successives y expriment chacune leur faire valoir (espace de distinction sociale) et leur faire savoir (espace de narration), au-delà des simples souvenirs gastronomiques, des madeleines de Proust, des souvenirs gustatifs d’enfance ou de voyage. C’est bien là, dans ces espaces sociaux, qu’évoluent les pratiques. L’enfant a pu avoir l’occasion de participer, par obligation comme par plaisir, en période de confinement, à la préparation du repas et à appréhender les façons de faire, d’être ou de s’exprimer sur le sujet. Pour les étudiants qui attendaient la réouverture des portes de leurs écoles, lycées et universités, la table forcément familiale est alors devenue, toute la semaine, un espace d’initiation aux rituels et d’intégration des codes, qui se fait habituellement dans un espace de restauration collective.

La transmission de savoirs et de savoir-faire est un objet d’étude pour les sciences humaines de l’alimentation, comme une illustration de la singularité de l’espèce humaine. Le patrimoine immatériel alimentaire trouve les origines de son évolution dans une déclinaison à l’origine orale puis écrite. Dans l’histoire de notre société, la transmission du geste comme de la parole est à l’origine de l’évolution de la préparation des besoins alimentaires, et vice-versa. L’imprimerie comme la peinture ont créé une rupture historique de cette pratique du repas visuelle et gestuelle. L’époque communicationnelle que nous vivons sépare, elle aussi, le prescripteur de son auditeur par un écran de tablette. Le repas familial lui n’est pas déshumanisé, il reste intact.

La table réunit, extériorise l’expression d’une transmission orale, intercalée d’incorporations de bouchées qui préconisent le silence, car « on ne parle pas la bouche pleine » dit l’adage. Au-delà des échanges, des conversations et des silences, le fait même de partager des repas, d’observer ou de participer à leur préparation, et d’en parler en famille, représente une forme de transmission en soi. Si certains parents soulignent le besoin de transmettre un savoir-faire familial, faut-il pour autant uniquement reproduire les mêmes prescriptions ? Les rituels familiaux aussi exceptionnels sont-ils, détermineront-ils ce qui est bon à produire et à manger pour les générations à venir ? Le prescripteur doit-il fonder sa transmission sur un apprentissage répétitif ou réflexif ? Ne faudrait-il pas que l’enfant puise sa propre opinion du manger ensemble, comme du savoir manger, dans son vécu alimentaire, y compris hors cercle familial ? Car c’est ainsi que se crée une société pluriculturelle : une culture du repas et de l’alimentation, comme dans notre société, relève forcément d’un assemblage de rites.

La période du confinement aura peut-être donné un nouvel élan au concept du « manger-ensemble ».