Lecture : comment choisir un album qui peut vraiment plaire aux enfants

Publié par Université de Tours, le 18 août 2020   1.6k

Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l’article original.

Maîtresse de conférences en littérature pour la jeunesse, Université de Tours

Un adulte qui choisit un album pour un enfant emploie intuitivement deux critères : est-ce que l’image me séduit ? Est-ce que ce livre va « apporter » quelque chose à cet enfant ? Autrement dit, il allie un critère purement subjectif, fondé sur des habitudes et des a priori esthétiques, à un critère objectif, autour de l’idée sous-jacente qu’une activité enfantine devrait toujours offrir un profit éducatif.

Largement partagés et même assumés, ces deux critères spontanés aboutissent à reconduire des choix finalement conformistes, privilégiant des livres au succès déjà longuement éprouvé et une vision étroitement utilitariste du livre pour enfants.

Des goûts et des couleurs en matière graphique, il n’est pas question de discuter ici. Rappelons cependant que nous aimons en général mieux ce à quoi nous sommes déjà habitués. Cela conduit les parents à rechercher des esthétiques qui leur sont familières, revenant souvent aux livres qu’ils ont eus dans leur propre enfance. Ce phénomène explique le succès des albums de Martine, lancés en plein baby boom il y a 70 ans, et partagés depuis par plus de trois générations de parents.

Ce goût pour ce qui est familier conduit aussi à privilégier l’esthétique dominante d’une époque, les manières de dessiner « à la mode », qu’on retrouve de la publicité aux magazines féminins, de la presse pour enfants aux dessins animés.


Frisson de nouveauté

Le repli sur ce qui est familier à notre œil a un double effet. D’abord, il met en avant un rapport à l’image marqué par des critères esthétiques très passéistes : il faudrait que le dessin soit réaliste, les teintes douces ou acidulées, l’image concrète et foisonnante. Ensuite, il valorise l’esthétique dominante de l’époque, en général celle des médias de masse, au détriment de l’exposition des enfants à des styles variés qui ouvriraient leur regard et nourriraient leur jeune culture.

Comment sortir de cette « routine » esthétique ? Peut-être en glissant vers un autre critère de choix. Devant un album, l’adulte pourrait se demander si ses enfants ou ses élèves ont déjà dans leur bibliothèque des livres du même style que celui-ci, ou au contraire si celui-ci va procurer ce petit frisson de nouveauté qui titille l’œil, élargit la palette des goûts, rend sensible à la différence, permet de développer des goûts personnels.

Découvrir ensemble une nouvelle esthétique permet d’échanger, dire ce qu’on aime ou ce qui nous heurte, savourer ensemble sans mot dire la beauté d’une page de couleur. Un livre proposant une nouvelle manière de dépeindre le monde, c’est une expérience de plus offerte au jeune enfant. Elle le rendra sensible à la diversité, plus curieux mais aussi plus libre et audacieux dans ses propres essais créatifs.

Quel plaisir de passer des vigoureux traits noirs de Yakouba aux images fourmillant de détails de Rotraut Susanne Berner, des illustrations hybrides de Beatrice Alemagna à l’épure de Valerio Vidali ou de Chris Haughton. Quel plaisir de pouvoir naviguer entre le dessin hyperréaliste de Bill Thompson et les audaces poétiques d’Anne Herbauts, en passant par le classicisme chinois de Chen Jiang-Hong ou la délicatesse très british d’Inga Moore, tout ça sans quitter sa bibliothèque !

L’album pour enfants est une formidable ouverture à l’art, si on se donne la peine de composer la bibliothèque des enfants en privilégiant la diversité au lieu du confort de l’habitude.


Intrigues et suspense

L’autre grand critère est en général le « profit » que l’enfant tirerait de sa lecture. Il faudrait que l’album apprenne quelque chose à l’enfant (les couleurs, le cri des animaux), qu’il lui enseigne quelque chose (qu’il faut savoir partager, ne pas suivre les inconnus dans la rue, éviter de se mettre en colère). D’où le désarroi des adultes quand après une lecture très rapide (quelques minutes debout dans une librairie) ils n’ont pas réussi à cerner ce que l’album apporte, ce qu’il veut dire, quelle leçon il transmet…

Ce phénomène explique la réception un peu dubitative qu’a connu en France, au tournant des années 1968, le grand livre de l’Américain Maurice Sendak, Max et les maximonstres, considéré aujourd’hui comme un chef-d’œuvre absolu. Les bibliothécaires et critiques ne savaient vraiment pas quoi en penser : quel message ce livre cherchait-il à transmettre aux enfants ? Une telle attente, morale et comportementale, referme les choix : elle condamne un album à exprimer de manière totalement transparente un « message » éducatif, détectable par l’adulte en quelques minutes de lecture superficielle.

Pourtant, on parle aujourd’hui de « littérature jeunesse ». Or nous, adultes, quand nous choisissons un livre de littérature pour notre propre plaisir, attendons-nous qu’il nous dicte notre comportement en telle ou telle situation de la vie réelle ? Exigeons-nous qu’une lecture rapide permette de détecter ce qui en est le « message caché » ? Bien sûr que non : tout au contraire, nous sommes sensibles au plaisir de la découverte, à la surprise (parfois même au suspense) qui va soutenir notre attention tout au long de la lecture.

Nous détestons les livres faciles ou « cousus de fil blanc », si stéréotypés que tout est prévisible. Et nous n’aimerions pas qu’un livre paraisse nous faire la morale ! Pour les enfants… c’est la même chose. Et si, pour leur choisir des albums, les adultes gardaient en tête les critères qui sont valables pour eux-mêmes ? Le plaisir de la découverte, de l’imprévisibilité des personnages ou des intrigues. Le fait que le livre ne dise pas ce que nous devons penser, mais qu’il nous ouvre, par l’émotion, des espaces pour penser librement. La beauté – de ce qui est dit, montré, raconté.


Dialogue du texte et de l’image

Enfin un album, ce n’est pas un texte qui serait simplement illustré par des images, au sens de « répété, enrichi, décoré ». Un album, c’est un habile tricotage entre le texte et les images, sans que ni l’un ni l’autre n'ait le dessus – ce qui fait que si on se contente de parcourir le texte pour s'en faire une idée, on manque la moitié du message !

Tout le plaisir de la lecture d’albums, pour un enfant, repose sur le cheminement toujours imprévu entre les deux messages : quand le texte dit une chose, et que l’image le dément – quand le texte raconte une histoire, et que l’image nous montre ce qui se passe aussi en marge – quand l’image a un peu d’avance sur ce que le narrateur énonce, et que l’enfant jubile d’avoir tout compris avant l’adulte qui lui raconte l’histoire !

Toute l’esthétique de Claude Ponti repose sur cette profusion de l’image, qui offre de multiples parcours à l’enfant, au-delà même de ce que le texte leur propose. Chez Arnold Lobel, l’enfant se réjouit de découvrir, sur l’image, que les « bosses » qui inquiètent tant Hulul sont en fait tout simplement ses pieds sous la couverture. Dans Une nuit, un chat, Yvan Pommaux raconte la première sortie nocturne d’un jeune chat qui s’émancipe. Or sur les images l’enfant découvre quel rôle joue secrètement le papa dans cette prise d’autonomie. Yann Fastier raconte une corrida, dans l’album du même nom – mais l’enfant voit bien que l’image met aux prises des humains, ce qui ouvre des questionnements sans fin…

Ce dialogue fantasque et libre entre le texte et l’image est au cœur de l’album. Il s’appuie sur le regard si singulier qu’ont les jeunes enfants, eux qui dès la naissance regardent le monde pour le comprendre. Donner aux enfants des albums riches, c’est faire le pari de leur jeune intelligence si vive ! C’est en tout cas la conclusion à laquelle aboutissent les études savantes sur le livre pour enfants qui, au sein des études de lettres, d’arts, de didactique, de linguistique, de psychologie et de neurosciences, étudient depuis plusieurs décennies les interactions, dès le premier âge, entre les enfants et les albums.

Au fond, pour choisir un album, nous pourrions, abandonnant les vieux réflexes, nous poser plutôt ces deux questions : est-ce que les images de ce livre vont ouvrir un nouveau territoire esthétique que nous n’avions pas encore eu le temps de parcourir ensemble, l’enfant et moi ? Et est-ce que l’image réussit à m’emporter un peu au-delà du texte, enrichissant l’histoire, offrant un nouveau point de vue, colorant l’histoire d’une émotion imprévue, instillant de l’étonnement, du jeu ou de la drôlerie ?