Le rôle de l’imagination et du Beau dans la représentation : les anticorps en tant qu'objets artistiques

Publié par Frédéric Alix, le 31 janvier 2025

Par Frédéric Alix, Docteur en histoire de l'art

Illustrations fichier annexe.

Résumé :

Depuis longtemps, la silhouette en forme de Y s'est fermement ancrée dans les esprits comme le symbole visuel de l'anticorps. Simple, directe et facile à mémoriser, elle est souvent répétée dans les manuels et diverses brochures. Elle figure également au cœur de nombreux logos d'entreprises. Cependant, bien que la communauté scientifique soit consciente que cette représentation n'est qu'un cliché dépassé, qu'en est-il des non-spécialistes ? Cela soulève la question de ce qu'une image transmet dans le cadre plus large de l'éducation scientifique et de l'éclairage du grand public. Dans ce texte, nous chercherons donc à examiner le rôle potentiel de la créativité dans la représentation d'un objet scientifique et illustrerons par la suite le fait que cette représentation peut être transférée dans les domaines potentiellement plus accessibles de l'esthétique et de la création artistique.

Introduction

Durant la pandémie de COVID-19, des concepts inconnus du grand public tels que l'ARN messager, les orages de cytokines ou la protéine Spike ont fait leur apparition dans les mass-médias. Dans le même temps, des théories fantaisistes et mensongères sur les vaccins prenaient de l’ampleur. La grande quantité d’informations scientifiques délivrées et de vocables « étranges » mal ou peu expliqués a pu largement contribuer par ailleurs à créer une sensation confuse chez nos contemporains. L’ensemble de la population, armée d’une connaissance souvent limitée des virus et du système immunitaire, a dû faire face à une réalité complexe concurrencée par la montée en puissance d’un obscurantisme « complotiste » alimenté par des discours simplistes. « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel » estimait Hegel et dans ce cas, la mise à distance du réel par un manque de connaissances nous mène potentiellement droit vers l'irrationalité. « Le sommeil de la raison engendre des     monstres » affirmait Francisco de Goya et en effet, dans un espace flou où flottent des signifiants déconnectés, où les significations et les références sont enveloppées d’un voile épais, un obscurantisme frénétique et militant émerge, nourri par des discours simplistes, ésotériques voire dangereux. Or, nous pensons que l'art a le potentiel de transformer les malentendus en savoir. En représentant des objets scientifiques tels que des protéines et des anticorps, l'art leur procure un statut d’objets artistiques et les fait passer du laboratoire au musée, les rendant ainsi plus accessibles au public. En rendant les concepts scientifiques esthétiquement plaisants et accessibles, l'art peut lutter contre l’ignorance en suscitant la discussion. À ce titre, tout le monde reconnaît l'icône en forme de Y censée représenter l’anticorps. Cependant, cette forme est-elle réellement informative quant aux fonctions de cette protéine particulière ? L’art peut créer des représentations scientifiquement justes et exemptes de simplismes réducteurs. Pour illustrer notre propos, nous examinerons les représentations de scientifiques qui ont dû faire appel à leur imagination et à leur sens esthétique pour décrire la structure des protéines et des anticorps. Nous verrons ensuite comment ces représentations ont accompli un mouvement vers l'art. Enfin, nous discuterons brièvement d’interprétations artistiques possibles.

Une première image des anticorps

À la fin du XIXe siècle, le médecin allemand Paul Ehrlich tenta de répondre à la question de savoir comment le corps pouvait produire rapidement une grande quantité d'anticorps lors du contact avec un agent infectieux. Il imagina que ces anticorps provenaient de certaines structures que nous savons aujourd'hui être des cellules, lorsque celles-ci étaient stimulées par un corps étranger (antigène) ; ces structures, capables de secréter des anticorps, possédaient à leur surface une série d'antennes (récepteurs), appelées « chaînes latérales », chacune étant capable d’interagir avec un corps étranger particulier par des liaisons chimiques. L’interaction d’un corps étranger avec une antenne donnée favorisait également la production et la sécrétion de cette dernière sous forme d'anticorps solubles. Ehrlich transforma ses théories en images et créa, à partir de ce qu’il avait imaginé, une sorte de dessin animé racontant le processus en jeu lorsqu’une telle entité entre en contact avec un agent étranger[1] (Fig. 1). Un détail qui peut paraître surprenant est qu’Ehrlich pensait qu'une seule unité pouvait produire des anticorps capables de se lier à une multitude d’antigènes. Ainsi, on voit dans ces dessins une diversité de formes censées représenter les célèbres « chaînes latérales » à la surface de la même structure. Malgré les limitations imposées par le travail basé sur l’intuition, le grand avantage de cette représentation est qu’elle transforme l’hypothèse scientifique en une « réalité rendue visible ». La capacité de traduire les concepts en un dessin fut cruciale pour les diffuser. Il choisit les formes que, selon lui, la réalité invisible prenait et fit le travail d’un esthète en imaginant les contours variés de ces chaînes latérales et de ces antigènes.

La première illustration montre la complémentarité des chaînes latérales avec les substances étrangères. Notons de quelle façon Ehrlich représente un possible ajustement entre les chaînes et différents types de corps étrangers (antigènes) à travers un système de « clés » et de « serrures ». L’image suivante montre la fixation d'une toxine sur son site spécifique. Dans la troisième image, des toxines supplémentaires du même type se sont fixées. La série se termine par la quatrième     illustration : de nouveaux composés étrangers, identiques au premier, se lient à la structure et celle-ci montre à sa surface une multiplication des chaînes latérales spécifiques à l’antigène. Enfin, les anticorps s’éloignent pour atteindre la circulation sanguine. Ehrlich joue avec les contrastes et les altérations de « couleurs » et parvient à donner du volume à sa représentation en jouant avec les ombres périphériques et les lumières plus centrales, le tout dans des nuances de gris. La surface donne l'impression d'un gonflement animé par un aspect granuleux, une sorte de constellation de cratères, offrant une sensation de relief. Mais le véritable coup de génie réside dans le dynamisme inhérent à cette représentation en tant que narration d’un processus, un processus qui inclut le « détachement » des anticorps, dont les dispositions spatiales variées indiquent clairement une forme d’animation frénétique.

À l’intérieur des protéines

Environ cinquante ans plus tard, les outils analytiques et les instruments d'observation n'étaient plus les mêmes et certains des principaux problèmes auxquels Ehrlich était confronté furent résolus. La connaissance de la structure des anticorps et, plus largement, des protéines augmenta en même temps que le savoir accumulé était devenu beaucoup plus complexe. En 1951, les travaux des chimistes Linus Pauling et Robert Corey aboutirent à la découverte de l'hélice alpha[2] (Fig. 2) et du feuillet bêta[3] (Fig. 3) comme principaux composants de la structure secondaire des protéines. Pauling comprit que les liaisons hydrogène pouvaient maintenir la chaîne des acides aminés sous forme d'hélice et former une structure tridimensionnelle. À cette époque, la compréhension de la structure des atomes et des molécules était largement théorique. Les microscopes étaient incapables d'observer les molécules et la maîtrise des techniques de diffraction des rayons X nécessitait des années d'expérience. Ainsi, les théories de Pauling sur les liaisons chimiques n'étaient pas universellement acceptées. En 1964, Pauling, sensible à la question artistique, publia The Architecture of Molecules, un livre esthétiquement plaisant comportant des représentations des liaisons chimiques dessinées au pastel par l'architecte et illustrateur Roger Hayward[4]. On y retrouve bien sûr l'hélice alpha (Fig. 4). Hayward parvint à donner du volume à chaque atome en jouant avec la luminosité grâce à de subtils dégradés et à l'application de points de pastel blancs. Il écrivit : « Ma principale compétence dans mon travail réside dans mon intérêt et ma capacité à penser en trois dimensions. Cela s'accompagne d'un grand intérêt pour la manière dont les choses sont agencées, tant dans l'espace que dans le sens physique. » De nombreuses années plus tard, Julian Voss-Andreae rendit hommage à Pauling avec une sculpture monumentale (Fig. 5). On remarque la forme de l'hélice, stylisée et composée de surfaces géométriques planes qui se suivent sur toute la hauteur.

Tridimensionnalité des structures et modèle en ruban

La seconde moitié du XXᵉ siècle a vu émerger des efforts pour produire une représentation capable d’intégrer les avancées de la recherche et le besoin de mieux comprendre la structure des protéines. En 1975, la revue Biochemistry a publié une représentation de la protéine de Bence-Jones. Ce qui frappe ici, c’est le graphisme adoptant une représentation en « rubans »[5] (Fig. 6). Il s’agit de l’une des toutes premières représentations de ce type d’ossature en carbone alpha. L’une des deux structures secondaires, ici le feuillet bêta, est utilisée pour éclairer les propriétés structurelles de la protéine ainsi que la structure tridimensionnelle et plissée des chaînes polypeptidiques. Deux éléments – des bandes allongées se terminant par des flèches indiquant la direction de ces chaînes, et des boucles – constituent le vocabulaire de base de cette image. L’élément essentiel réside dans la transmission d’une information claire et synthétique sur la structure de cette protéine avec ses domaines V (Variables) et C (Constants). On comprend que cette protéine se déploie en trois dimensions et que les paires de feuillets bêta, représentées par des bandes fléchées, sont interconnectées par des ponts disulfures matérialisés quant à eux par des rectangles noirs. On observe également que les domaines sont reliés par des boucles peptidiques. La numérotation correspond aux différentes séquences d’acides aminés. Le tracé est fluide, parfois ample, et décrit clairement la structure. Aucune sensation de confusion n’émerge. La torsion et la superposition des flèches, sous forme de bandes rectangulaires flexibles, ainsi que le système de hachures, traduisent la volonté d’inscrire cette figure dans un espace à trois dimensions, en créant une sensation de profondeur sur un support à deux dimensions. Le trait semble maîtrisé : il s’épaissit parfois pour donner une impression de volume aux brins bêta, qui sont nettement distingués. On suppose qu’une telle représentation exige un certain effort d’imagination, car il semble évident que ces formes ne peuvent être celles d’une protéine réelle. Dans ce contexte, et si l’objectif est de visualiser un concept, un certain niveau de créativité visuelle est nécessaire pour rendre la structure compréhensible. À l’instar d’Ehrlich, une inventivité esthétique devient légitime car il n’est pas indispensable de représenter fidèlement l’objet « en soi » pour mieux le comprendre.

Modèle en ruban et incursion dans le domaine du Beau

Au début des années 1980, la biochimiste américaine Jane Richardson entreprend un travail très minutieux de représentation des structures protéiques en utilisant la forme du ruban qu’elle perfectionne. Animée par une sensibilité artistique, elle s’essaye au dessin au crayon et à l’encre de Chine. Son approche de la représentation scientifique et son attrait pour l’esthétique, liés à sa propre interprétation de la structure tertiaire des protéines, la conduisent finalement à créer des œuvres d’art. Cela se manifeste par une pièce artistique qui reprend l’un des modèles en noir et blanc issus de son article de 1981 sur l’anatomie et la taxonomie des structures protéiques[6]. Cette représentation élève l’esthétisation de l’image scientifique à un niveau exceptionnel (Fig. 7). La structure tertiaire est exploitée de manière pure et simple pour ses qualités plastiques intrinsèques. Les effets de couleur, modulés par la lumière et répartis avec une très grande subtilité, renforcent le sentiment de profondeur selon les zones et les plans. Par exemple, les deux nuances de vert appliquées aux feuillets bêta et aux flèches accentuent la perception d’une figure centrale en forme de poche, tandis que les tons bruns et jaunes délimitent avec précision l’extérieur et l’intérieur des hélices alpha. Ces dernières sont dessinées avec une ligne ferme et maîtrisée, tout comme les feuillets bêta, conférant à l’ensemble une grande netteté. Des reflets irisés, qui ajoutent encore plus de modelé et accentuent le volume, sont visibles sur les hélices. La combinaison de toutes ces qualités donne une unité remarquable à la composition, l’ensemble semblant presque se détacher de l’arrière-plan pour flotter à la surface.

Une autre image nous montre que, dès le début des années 1980, Richardson maîtrise totalement divers paramètres à l’origine d’une véritable création artistique, en proposant une sorte de portrait classique (Fig. 8). Cette figure fait l’objet d’un traitement empruntant à un certain classicisme dans sa présentation, empreinte d’une élégante sobriété. Les effets de lumière sur les nuances de gris sont disposés avec une grande habileté, créant un modelé qui confère volume et mouvement aux formes. Le dessin est parfaitement maîtrisé et bénéficie d’une grande souplesse d’exécution. Si la présentation est « classique », l’objet lui-même, avec ses torsions et asymétries, son aspect festonné, nous ramène à une sorte de style « rocaille » propre à l’Europe du XVIIIᵉ siècle. Les courbes de la protéine se déploient avec grâce à l’intérieur d’un médaillon qui les encadre.

Tout comme Jane Richardson, Byron Rubin entretient un lien fort avec l’Université Duke. Et, à l’instar de J. Richardson, il a consacré sa vie à l’étude des structures protéiques et est lui aussi devenu créateur d’une œuvre artistique, utilisant le modèle en ruban dans des sculptures en métal, révélant la courbure gracieuse et la flexibilité des structures protéiques[7] (Fig. 9). Les qualités esthétiques du modèle en ruban se retrouvent également dans le travail de Mike Tyka. Chercheur en structures protéiques, il s’est particulièrement intéressé au repliement des protéines et a commencé de se consacrer à l’art en 2009. Nous présentons ici une sculpture représentant la structure quaternaire d’une protéine d’anticorps, plus précisément une IgG (Fig. 10). Le titre de cette œuvre, Savior (Sauveur), est évocateur, et l’on remarque qu’elle renvoie à la lettre gamma (γ) grecque des γ-globulines. Connaissant parfaitement son sujet, Tyka a choisi de différencier certaines zones spécifiques de cette protéine. En effet, dans la représentation des bras Fab de l’IgG, avec leurs hélices et leurs boucles, on observe par endroits l’application d’une couche d’or sur le métal, contrastant avec les zones chromées. Le scientifique et artiste a ainsi opté pour une distinction visuelle entre les chaînes légères et les chaînes lourdes de l’anticorps.

De quelques interprétations

Comme l’expliquait Jane Richardson : « Réaliser ces dessins a été un processus fascinant. D’une part, les structures sont esthétiquement très agréables — en particulier, pour moi, les courbes variées et élégantes des feuillets bêta. D’autre part, créer un dessin peut modifier la compréhension scientifique d’une protéine, révélant parfois une classification structurelle préférable et corrigeant même le tracé d’une chaîne. »[8] La faculté d’imagination et l’inspiration créative ont été d’une grande utilité pour développer un modèle utile permettant aux chercheurs de mieux comprendre les protéines, et par conséquent les anticorps. Différentes représentations de ces objets scientifiques ont illustré l’importance de la contribution personnelle et de la liberté du geste comme l’ont montré Ehrlich, Richardson ou encore les pionniers des représentations de la structure tertiaire.

Aussi, l’art peut offrir d’autres formes de représentations scientifiques, comme celles de Bernard Dublé. Son travail résulte d’une réflexion sur le potentiel expressif de l’anticorps. B. Dublé revisite l’iconique forme en Y en contestant sa rigidité et sa planéité (Fig. 11). Le choix du matériau, un fil de fer, se prête à de multiples torsions grâce à sa malléabilité. Ces torsions donnent du volume à l’anticorps tout en illustrant sa structure en forme de repliements des chaînes polypeptidiques. Par ailleurs, la mobilité de l’anticorps devient visible et l’énergie cinétique qui émane de cet objet d’étude scientifique est mise en lumière (Fig. 12). Le signe est en mouvement, parfois inachevé, à la manière d’un non-finito, une sorte d’ébauche brute, sombre et épaisse, aux contours incertains, semblant glisser sur un fond lumineux. L’artiste démultiplie les positions et orientations du signe-anticorps dans une course dynamique qui réfute l’idée d’un objet à la fois statique et rigide. D’autres artistes, comme Anna Dumitriu, se sont inspirés de modèles différents de la forme en Y, tels que le « collier de perles » (Fig. 13[9]-14). Engineered Antibody représente physiquement les 21 acides aminés, dont un ajouté aléatoirement, qui composent un anticorps modifié. Cette œuvre renvoie à une pratique expérimentale visant une compréhension approfondie des fonctionnalités d’un anticorps, notamment dans le cadre des travaux menés au Liu Lab for Synthetic Evolution de l’Université de Californie à Irvine[10]. Les chaînes légères et lourdes de la structure protéique ont été pliées en respectant précisément la structure d’un anticorps. Concernant l’art de la sculpture, nous avons mentionné plus tôt Julian Voss-Andreae et il serait impardonnable de ne pas inclure parmi ses œuvres les plus importantes et représentatives l’extraordinaire Angel of the West. Cette sculpture fait écho à l’Homme de Vitruve et rend hommage à Léonard de Vinci (Fig. 15). L’œuvre fut commandée par le Scripps Research Institute en Floride et l’anticorps apparait ici comme étant lui-même l’Homme de Vitruve[11]. Comme Mike Tyka, Voss-Andreae a suivi une formation universitaire en sciences et a consacré son art à la structure des protéines. Au-delà du domaine spécifique des anticorps, mais toujours dans celui des protéines, il convient de souligner le travail remarquable de Mara G. Haseltine, en particulier son œuvre intitulée The Waltz of the Polypeptides[12]. Cette pièce, composée de plusieurs éléments, s’étend sur le terrain du Cold Spring Harbor Laboratory à Long Island, New York. À travers cette installation, Haseltine illustre, à destination des visiteurs, des étudiants et du personnel enseignant, la synthèse d’une protéine fondamentale pour le système immunitaire, particulièrement pour les lymphocytes B. De l’activité de synthèse des ribosomes au stade achevé de la protéine, les différents éléments de l’œuvre, réalisés avec un sens aigu de l’harmonie visuelle et de la mise en scène, s’intègrent parfaitement au cadre naturel environnant (Fig. 16).

Dans un domaine différent, cette fois musical, et à une autre échelle de complexité, la créativité artistique peut également être mobilisée aujourd’hui pour tenter de comprendre un processus complexe. Prenons par exemple les interactions entre les protéines qui régulent divers processus biologiques, en particulier la régulation des voies de signalisation impliquées dans le déclenchement de la réponse immunitaire face à une infection pathogène. Une équipe de biochimistes espagnols s’est concentrée notamment sur la protéine akirine/subolesine, cherchant à comprendre ses relations avec le facteur de transcription NFκB ainsi qu’avec les protéines RNF10 et THRAPS5[13]. Pour soutenir cette recherche, un musicien s’est engagé dans le développement d’un algorithme permettant de comparer les interactions fonctionnelles de l’akirine avec d’autres protéines chez diverses espèces. La méthode choisie consiste à traduire notamment les séquences AKR/SUB en partitions musicales, créant ainsi une musique basée sur les codons et, par conséquent, sur les acides aminés qui composent ces protéines[14] (Fig. 17). Une question se pose : pourrions-nous imaginer de telles expériences avec des anticorps ? Nous pensons que cela serait possible. Ici, la complexité de l’approche artistique reflète celle des recherches menées par ces scientifiques espagnols. Mais pour revenir à quelque chose de plus figuratif et de plus directement accessible, les artistes pourraient également revisiter certaines représentations anciennes[15] (Fig. 18) ou créer de nouvelles interprétations, comme celles que nous venons d’évoquer.

Les anticorps, en tant que protéines spécifiques, sont des objets complexes, mais comme nous l’avons vu, il est possible de rendre cette complexité visible afin de mieux la communiquer. L’art peut aider le public à accéder à un niveau de compréhension différent de celui offert par la représentation en Y, enrichissant ainsi sa culture scientifique grâce à une reconnexion à une réalité tangible et sensible. Mais allons plus loin : au-delà des protéines et des anticorps, et même au-delà de la biologie, pourquoi ne pourrions-nous pas imaginer et concevoir, dans d’autres domaines complexes, des représentations artistiques scientifiquement pertinentes, capables de donner une forme à des objets dont la compréhension est souvent associée à des idées très générales ou floues ? À ce sujet, on pourrait penser, par exemple, à la question des orbitales atomiques (Fig. 19).

Pour conclure, nous souhaitons donner la parole à Jean-Marc Lévy-Leblond, qui a mieux que quiconque exprimé le besoin existentiel de surmonter le fossé entre la technicité scientifique et le réel. L’art, nous en sommes convaincus, est la clé de la relation entre ce réel et la science. À tout le moins, il est ici l’expression d’une réalité scientifique qu’il éclaire en stimulant les sens, notre sensibilité, en convoquant la question du Beau esthétique. Cela est vrai pour les anticorps en particulier, pour les protéines en général, et probablement pour d’autres objets scientifiques. Jean-Marc Lévy-Leblond écrivait : « Nous avons besoins, nous scientifiques, d’être rappelés au sens de cette réalité immédiate, de ne pas oublier que nous ne travaillons plus, depuis longtemps, sur la matière de l’expérience humaine quotidienne, mais sur des artefacts hautement élaborés déjà par nos prédécesseurs. Il nous faut retrouver ou rétablir le fil long et ténu qui relie le savoir théorique à la curiosité sensible, nous souvenir que les formules cabalistiques de nos tableaux noirs et les appareils sophistiqués de nos laboratoires ont partie liée avec les pierres, le vent, l’eau et le feu. Les mots qu’emploie le physicien, déjà même dans une vieille science comme la mécanique, des mots comme poids, tension, force, il oublie trop qu’il les a pris à la langue commune et qu’ils désignent des expériences sensibles, avant d’être devenus les noms des éléments d’un dispositif théorique élaboré »[16]. L’art, selon nous, est le moyen de reconnecter le concept à l’expérience sensible, le développement du savoir théorique à la langue commune et par conséquent, il est à même de circonscrire le « sommeil de la raison ».

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Art/Science : positionnement et pistes de réflexion

L’art compris en tant que « vecteur social » doit selon nous être envisagé comme un moyen effectif de diffusion faisant écho à des problématiques concrètes pour les chercheurs. Il ne s’agit pas de verser dans des généralités sur les rapports « art-science » mais de s’engager sur des terrains concrets et sur des points précis. Tout ce qui est pensé doit être démontré et argumenté : voir par exemple la question de l’imagination dans la création de représentations de protéines et d’anticorps. Il ne suffit pas de déclarer que l’imagination est un trait commun aux artistes et aux scientifiques. Il faut prouver le déploiement concret de cette imagination avec ses conséquences en fonction d’un objet déterminé.   Cette méthode doit être un préalable à une diffusion effective. Aussi, plutôt que de rapprocher deux domaines différents par une démarche intellectuelle extérieure et en surplomb, il est préférable de partir des besoins, nécessités et aspects pratiques intrinsèques au domaine scientifique envisagé et concernant précisément l’objet scientifique étudié (reste à circonscrire précisément la notion d’« objet scientifique », qui ne se confond pas avec celle de « phénomène scientifique »). Il ne faut pas « forcer » le trait théorique d’une éventuelle et hypothétique coïncidence entre la démarche scientifique et celle artistique mais s’attacher à des aspects réels. L’interdisciplinarité ne se décrète pas. Elle doit partir de situations objectives et doit être opérationnelle pour être réelle. Précisément, nous retenons ici la problématique de la représentation des objets scientifiques.

La science peut objectivement se passer de l’art mais la science a besoin de se représenter ses objets. Toutefois : un objet issu des sciences physiques par exemple est-il mieux représenté par une formule mathématique que par une image ? Que faire lorsque le réel échappe à la perception ? Il faut définir, à partir des besoins des scientifiques et des spécificités disciplinaires, ce qui est représentable et/ou ce qui appelle à un besoin de représentation. Nous nous intéressons à ce qui l’est pour les scientifiques eux-mêmes - de quelle manière la représentation permet-elle d’améliorer leur compréhension- ainsi que dans un but de propagation de la connaissance, c’est-à-dire vers le « public ». L’art, pensons-nous, joue un rôle dans ces deux aspects (texte sur les anticorps) par un rapprochement objet scientifique/objet esthétique. D’une part en favorisant l’expression de configurations formelles ouvertes dans le cadre de la recherche. D’autre part par un déplacement/transfert de celles-ci hors du laboratoire « fermé » vers des endroits plus largement accessibles. Il ne s’agit donc pas, par conséquent, de sécréter un discours sur l’« art et la science » qui trouverait sa clôture en lui-même mais d’arriver d’une manière effective à faciliter l’accès par le plus grand nombre à des objets scientifiques qui font partie des interrogations quotidiennes des chercheurs. Il faut pour cela adopter une approche didactique et un langage clair dans la présentation. À ce titre, la mise au point d’un langage symbolique, métaphorique (exemple de la description des atomes par Démocrite), susceptible d’une meilleure représentation des objets du système immunitaire pourrait être constitutif d’une démarche artistique. Une approche transversale pourrait également apporter un soutien à une compréhension élargie des processus à l’œuvre dans le système immunitaire. Des propositions artistiques pourraient corrélativement prendre en charge un certain nombre de thématiques. Celles-ci pourraient s’engager dans la caractérisation des traits spécifiques propres au fonctionnement du système immunitaire et les problématiser sous forme de questionnements notamment philosophiques :

  • Problématiques du mouvement et de la mobilité, du changement dans la permanence, de la multiplicité et de l’unité[17]. Exemple du mythe du Bateau de Thésée[18].
  • Prise en compte de la dimension spatiale du biologique : géographie du système immunitaire[19] et mise en relation avec la question de la mobilité et du changement[20].
  • La question du « pli » peut éventuellement être étudiée, considérant la structure des protéines et notamment des anticorps[21].
  • La question de l’identité également, corrélée à un certain nombre de notions particulières[22].
  • Le système immunitaire en tant que système d’informations et de signaux amenant les cellules à interagir (relations permanentes de sélection et d’élimination, d’activation, de différenciation)[23].
  • Les questions du déterminisme et du hasard peuvent également être interrogées[24].


[1] P. Ehrlich, Sur l'immunité avec une référence particulière à la vie cellulaire. Proceedings of the Royal Society of London 66, 424-448. (1900).

[2] L. Pauling, R. B. Corey, H. R. Branson, “The structure of proteins; two hydrogen-bonded helical configurations of the polypeptide chain”. Proc Natl Acad Sci U S A 37, 205-211 (1951).

[3] L. Pauling, R. B. Corey, “Configurations of Polypeptide Chains with Favored Orientations Around Single Bonds: Two New Pleated Sheets”. Proc Natl Acad Sci U S A 37, 729-740 (1951).

[4] L. Pauling, Roger Hayward, The architecture of molecules, W. H. Freeman and company, San Francisco, London, 1964.

[5] A. B. Edmundson, K. R. Ely, E. E. Abola, M. Schiffer, N. Panagiotopoulos, “Rotational allomerism and divergent evolution of domains in immunoglobulin light chains”. Biochemistry 14, 3953–3961. (1975).

[6] J. S. Richardson, “The anatomy and taxonomy of protein structure”. Adv Protein Chem 34, 167-339 (1981).

[7] Site web personnel : http://molecularsculpture.com/

[8] J. S. Richardson, “Early ribbon drawings of proteins”. Nat Struct Biol 7, 624-625 (2000).

[9] IMGT®.

[10] D’après le chercheur Xiang Li: “Working with Anna on the antibody necklace piece actually made me realize that I had an error in the sequence of my antibody that I am using in my research project. To build the work we had to compare my antibody sequence to the correct antibody sequence in a crystal structure, and I noticed that those sequences did not match. Since then, I have fixed the sequence of my antibody for my research project!”.

[11] Pour voir d’autres œuvres représentant des protéines et créées par Julian Voss-Andreae : https://julianvossandreae.com/works/protein-sculptures-outdoor-works/

[12] Site personnel : https://www.calamara.com/artwork/waltz-of-the-polypeptides/

[13] Artigas-Jerónimo S, Pastor Comín JJ, Villar M, Contreras M, Alberdi P, León Viera I, Soto L, Cordero R, Valdés JJ, Cabezas-Cruz A, et al. A Novel Combined Scientific and Artistic Approach for the Advanced Characterization of Interactomes: The Akirin/Subolesin Model. Vaccines. 2020; 8(1):77. https://doi.org/10.3390/vaccines8010077

[14] Pour écouter un extrait : https://freesound.org/people/josedelafuente/sounds/478998/

[15] M. E. Noelken, C. A. Nelson, C. E. Buckley, 3rd, C. Tanford, “Gross Conformation of Rabbit 7 S Gamma-Immunoglobulin and Its Papain-Cleaved Fragments”. J Biol Chem 240, 218-224 (1965).

[16] J.M Lévy Leblond, La pierre de touche, Paris, Gallimard, 1996, p. 174-175, cité dans Jean-Paul Charrier, Scientisme et Occident, Essais d’épistémologie critique, Paris, Connaissances et Savoirs, 2005, p.312-313.

[17] Héraclite : « Rien n'est permanent, sauf le changement », « On ne se baigne jamais dans le même fleuve ». Pour Hegel, la vérité de l’« Absolu » se trouve dans le devenir à travers un processus dialectique et dynamique (synthèse conciliatrice, dépassement d’une contradiction). La vie (et la vie cellulaire) a besoin de la mort (cellulaire), le tout de la vie se maintient dans cette synthèse et dans la réconciliation des opposés, vie et mort. Dans Le Guépard de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change » : unité de l'un et du multiple. Le multiple change et nous restons un dans cette transformation permanente. Sauf en cas de rejet de greffe, c'est à dire en cas de rejet d'un objet (HLA) qui n'est pas constitutif de notre nature personnelle en tant que « un ».

[18] Le navire de Thésée se dégrade avec le temps. Un à un les éléments de l’embarcation sont remplacés à l’identique. Lorsque la totalité du vaisseau a vu tous ses composants renouvelés, s’agit-il du même navire ? La multitude de nos cellules meurt en permanence et renaît. Sommes-nous la même personne lorsque toutes ces cellules sont renouvelées ? Qu’est-ce qui est irrémédiablement constitutif de notre « identité biologique » ? https://www.franceinter.fr/emissions/sur-les-epaules-de-darwin/sur-les-epaules-de-darwin-16-septembre-2017

[19] La sécrétion d’anticorps procède d’une chaine complexe d’évènements se déroulant dans plusieurs endroits « stratégiques », moelle osseuse, organes lymphoïdes secondaires (≠ étapes et lieux dans les ganglions lymphatiques). Une symbolique « poétique » pourrait être inspirée de la « Carte du tendre ».

[20] Qui dit espace dit mobilité. Le mouvement, multiple, est inscrit dans cet espace, espace du corps.

[21] La « structure pliée » des anticorps, considérée selon ses formes, irrégulières et enchevêtrées, relève d’un certain « baroquisme ». Voir l’exemple du vêtement de la Sainte-Thérèse du Bernin.

[22] Sur le plan immunologique, qu’est-ce qui relève strictement de l’individu ? De l’universel ? Nous savons notamment la spécificité des molécules du CMH, ou HLA (spécificités liées à une grande variété de combinaisons) qui semble strictement attachée à chaque conformation individuelle, d’où les problèmes de rejets de greffes. Nous savons également que chaque individu ne développera pas les mêmes pathologies que ses semblables, d’où une personnalisation des réponses immunitaires. Les composants universels et structurants du système immunitaire s’individualisent. De même que le langage artistique (musical, pictural, littéraire) forme une grammaire à l’intérieur de laquelle chacun puise ses propres outils et les modèle selon son « inspiration ». La souplesse d’un code universel offre une multitude de possibilités.

[23] Liens entre les cellules, entre les cellules et une multitude de récepteurs membranaires. Les informations envoyées peuvent donner l’ordre de tuer, ou bien d’activer une réponse (prolifération, différenciation, sélection – dans la moelle osseuse, dans les organes lymphoïdes secondaires…). Le système immunitaire est peut-être déjà, avant toute chose, un système d’informations.

[24] La recombinaison somatique, à l’origine de l’énorme diversité des immunoglobulines, procède d’une manière totalement aléatoire à la recomposition des segments de gènes. Pour autant, cette « liberté aveugle » obéit et aboutit à des mécanismes d’une grande efficience, les mêmes reproduits génération après génération, et dans chaque individu. Mais le hasard consiste aussi d’une certaine manière dans le fait que la figure anthropocentrique ne dirige pas ces mécanismes. Tant en ce qui concerne son « intérieur inconscient », l’Homme ne règne en aucune façon sur le déploiement du réseau immunitaire. À ce titre, la création d’hybridomes en vue de la production d’anticorps monoclonaux pourrait-elle être considérée comme une manière d’interventionnisme dirigé, de reprise en main ?

[25] https://www.ebi.ac.uk/pdbe/pdb-art-artworks-exhibitions

[26] https://www.circuit.org.nz/work/run-blood-blodlopp-no-3