Le numérique, garant de la continuité religieuse ?
Publié par Université de Tours, le 11 juin 2020 1.3k
Image : Christophe Collaud, pasteur évangélique du Canton de Vaud, propose une célébration pascale à distance sur sa chaîne Youtube, le 11 avril 2020. Youtube, capture d'écran.
Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l’article original.
Professeur de sciences de l'information et de la communication, Université de Tours
Le Covid-19 a conduit à repenser les relations professionnelles et sociales, notamment par l’incitation à la distanciation physique.
Il a fallu les ajuster aux modalités proposées par les réseaux numériques et leurs acteurs, en période de confinement notamment, en complément ou substituts des activités menées en présence mutuelle.
Il en va de même du religieux qui, pour une partie, s’est vu jusqu’il y a peu en France empêcher d’organiser rencontres et célébrations. Ces dernières ont même été accusées d’avoir occasionné la diffusion virale de façon assez nette, en plusieurs endroits (notamment le rassemblement évangélique « Les portes ouvertes chrétiennes » de Mulhouse en février 2020). Pour assurer une forme de continuité en cette période de crise et d’absence de rassemblements, les religions ont eu recours à des dispositifs numériques, que nous allons analyser.
Le numérique religieux n’est pas neuf
Le numérique s’est immiscé de façon significative dans certaines pratiques religieuses en France dès le début des années 2000. Ce fut soit pour donner un enseignement ou permettre une étude en ligne (les campus religieux), soit pour porter ou partager une prière. La perspective de mettre à disposition des ressources permettant une intensification de la pratique (et faire « une retraite en ligne », en milieu catholique, en quelque sorte) a conduit à développer des sites web dédiés.
Le numérique a permis aussi de partager des ressources d’iconographie religieuse. Il est devenu un vecteur de normativité, en permettant de dispenser et de prendre des instructions pour bien agir dans le quotidien en matière religieuse, dans l’islam ou le judaïsme, par exemple. Sites web, blogs et applications, « chaînes » sur YouTube diffusent cette offre religieuse numérique fort variée.
Dans l’espace chrétien catholique, les ordres religieux (dominicains, jésuites, carmes, bénédictins…) ont joué un rôle spécifique avec des offres « spirituelles » en ligne assez structurées, nourries de la tradition spirituelle de ces courants (comme l’a montré Andrea Catellani pour la tradition jésuite d’une prière à partir de l’image), puisant dans les textes mystiques, la Bible ou l’art pour proposer des médiations disponibles.
Par ailleurs se sont développés des contenus mobilisant l’humour (Le cathologue, Ma femme est pasteure) pour toucher les jeunes et insérer le message religieux dans la dérision ou le ton décalé du moment, et l’actualiser ainsi par la forme. La « culture web » a ainsi gagné la communication religieuse.
Usages du numérique en religion
Des chercheurs avaient remarqué, comme Isabelle Jonveaux (Dieu en ligne), que loin d’être une religion de substitution l’offre religieuse en ligne venait compléter des pratiques ordinaires, qu’elles venaient aussi reconfigurer. Mais l’on pouvait craindre le spectre d’une religion qui ne se vive qu’en ligne, tandis que d’autres inventaient des religions numériques, ou issues de la culture numérique. Évidemment, certains groupes religieux ont eu à surmonter leur rejet initial ou ponctuel du numérique, voire de l’informatique, notamment s’ils étaient assimilés à des ressorts maléfiques (les Témoins de Jéhovah, par exemple).
Toutefois l’appropriation générale de tous médias par les religions (pour diffuser un message, proposer images et discours, unifier les pratiques, constituer des communautés, prescrire) a fait que le numérique a été fortement mobilisé. En effet, il a été engagé à la fois dans la valorisation spirituelle, dans l’instruction, dans la croisade morale religieuse (La Manif pour tous).
Ceci s’est opéré à la fois par des médias dédiés (sites d’information religieuse, sites d’études, site de communautés, église et paroisses…) et par l’insertion dans des médias généralistes, notamment dits « sociaux », tels que Facebook, Twitter, Instagram ou YouTube.
Ces derniers proposent des contenus religieux produits par des communautés et des acteurs. Ils permettent à des dévots de s’y exprimer plus ou moins librement, le religieux passant aisément pour un signe d’identité culturelle qu’il convient de préserver, voire de manifester. Ces paroles religieuses déposées sur les réseaux pouvant passer pour une « rencontre » de l’autre, pour celui qui n’a pas encore compris tout le bienfait qu’il y a à tirer du religieux.
Parallèlement, des acteurs religieux développent des ressources pour apprendre à « bien » se servir du numérique, se préserver du « péché virtuel », se comporter avec miséricorde et éviter la violence des propos, etc., comme le font les médias ou des guides profanes du comportement numérique issus du développement personnel.
Traditionalistes en ligne
Le plus souvent, toutefois, ce sont les acteurs religieux les plus « classiques » ou traditionalistes, ou qui visent à une restitution d’une religion d’antan, qui se sont le plus emparés des dispositifs numériques. À forme nouvelle, contenu souvent fort ancien (on prie une « neuvaine à saint Joseph » sur une application de prière pour smartphone, par exemple, on réhabilitera la doctrine catholique des indulgences ou on lira un auteur spirituel du XIXe siècle dans une vidéo de commentaire liturgique postée sur YouTube…).
Les approches plus réformistes ou contemporaines et réflexives ou critiques sont relativement absentes des dispositifs numériques religieux, ou nettement moins visibles. Peut-être sont-elles à la fois plus complexes, mais également moins soutenues, moins militantes, moins financées.
Ces expressions religieuses en ligne plutôt traditionalistes sont le fait d’acteurs militants ou ordinaires. La conception de programmes et de stratégies provient souvent d’acteurs relativement jeunes aux marges des communautés ecclésiales. Ils se situent à la frontière des « cultures numériques » et de leur culture ecclésiale, comme l’a montré Heidi Campbell, et comme nous l’observons dans nos recherches.
Des spécialistes de la communication religieuse numérique sont en effet apparus dans divers groupes religieux, qui prennent en charge ce qu’en régime chrétien on appelle « l’évangélisation numérique ». Ils livrent parfois leur expérience d’« évangélisateur d’Internet » dans des ouvrages (Éric Célérier, David Nolent, Jean‑Baptiste Maillard…) ou proposent des manuels d’évangélisation en ligne (J.-B. Maillard et ses comparses de Lights in the dark, Évangéliser sur Internet : mode d’emploi).
Fonctions du religieux en ligne durant le confinement
La période de confinement covidien, et notamment, en milieu chrétien et juif, la période pascale, et en islam, le ramadan, ont vu paraître des propositions religieuses en ligne variées). En régime chrétien catholique, on peut distinguer deux modalités de proposition religieuse en ligne : la captation visuelle avec retransmission numérique à distance en direct ou en différé, d’une part, la fourniture de ressources pour un exercice du culte à distance à domicile, d’autre part.
La docteure en anthropologie Bénédicte Rigou-Chemin, dans un court texte présentant une recherche en cours diffusé durant le confinement (Un Carême connecté, PUG, mai 2020), explique bien cette appropriation individuelle de ressources en ligne pendant le carême catholique. On a vu aussi des kits de célébration domestique pour préparer Pâques chez soi (comme celui du diocèse de Versailles) se diffuser. Ils permettent de renouer avec un imaginaire paléochrétien de la célébration domestique. Ils proposent tout à la fois des textes et des conseils en vue de la constitution matérielle d’une ambiance (tissu, bougie) favorable à la remémoration « spirituelle » de la Passion de Jésus-Christ célébrée dans cette fête. Cela rappelant comment, en régime chrétien catholique, le dieu est assigné à un lieu et à une matérialité, comme l’a montré Gaspard Salatko dans Le dieu situé. Parallèlement, des cultes sont filmés, montrant visiblement la distance observée, sinon la solitude de l’officiant.
S’opposer à l’État et au pouvoir politique
Parfois, ces images sont produites sur fond de la contestation par les forces de l’ordre publiques de la légitimité sanitaire du maintien d’un tel culte. C’est, à Saint-André de l’Europe à Paris, un prêtre qui continue d’officier tandis que la police entre dans l’église. C’est, en Côte d’Ivoire, un prédicateur filmé durant la célébration, l’enregistrement se poursuivant quand la police survient. L’image montre alors la Résistance du religieux face à l’ordre civil qui ne reconnaît pas d’emblée, du moins dans l’exercice de ses fonctions, la légitimité du culte en ces circonstances, sinon même du dieu célébré.
Le culte filmé de Saint-Nicolas du Chardonnet, selon le rite de saint Pie V, à Paris, s’inscrit dans la même logique de résistance spirituelle, face à un État qui nierait la place du religieux.
Pendant ce temps, discrètement, des cultes devant assistance se sont organisés ci-et-là, comme à la cathédrale Saint-Gatien de Tours, par exemple. Alexis Artaud de la Ferrière, dans sa recherche sur « religion et sécularisme au temps du coronavirus » (PUG, mai 2020), insiste sur cette dimension du « droit », non absolu cependant, à la pratique religieuse, en jeu dans ces mises en visibilité de la résistance spirituelle.
Toute la religion se vit-elle en ligne ?
Il s’agit bien, par le relais des dispositifs numériques, comme l’analysent Matthew Robert Anderson et Tim Hutchings de maintenir la possibilité du culte et de la célébration, de prolonger la pratique communautaire en période d’entravement des liens sociaux. Toutefois, cette présence virtuelle, pourtant théorisée par plusieurs théologiens (Antonio Spadaro, notamment, en milieu catholique) ne permet pas de remplir la fonction de présence et de manifestation de la présence attendue dans la culture chrétienne catholique, orthodoxe et luthérienne, qui célèbrent la présence divine (par l’eucharistie, la Cène ou l’icône) dans un dispositif matériel (le pain et le vin de l’eucharistie, l’icône). Ne se virtualise donc pas le cœur de l’expérience du religieux, pour ces courants.
Si une partie de la « charité », de la pratique d’entraide fraternelle à quoi conduit souvent le religieux, ne s’exerce pas nécessairement en ligne, les dispositifs d’échange à distance la permettent en partie, du moins pour le soutien « moral » et symbolique. La vie économique des Églises, enfin, se ressent de cette virtualisation du religieux, ces espaces de rassemblement étant aussi des espaces de collecte financière dont l’absence met fort à mal les communautés religieuses. Elles lancent donc, par voie virtuelle ou par courrier postal, des appels aux dons et au soutien financier.
Religion, virtuel et communication
La vie religieuse peut donc se soutenir temporairement d’une vie numérique à quoi elle ne se réduit pas tout à fait. Les dispositifs numériques peuvent notamment venir pallier la diminution du nombre de clercs pilotant les communautés.
Le service religieux en ligne réinscrit le religieux comme offre de libre choix (je peux écouter les sermons de mon prédicateur préféré, plutôt que ceux de celui de ma paroisse) en ligne. Il traduit surtout le fait qu’une communauté d’esprit se lie et échange du partage d’un langage (mots, expressions), d’images parfois, de gestes et de rites communs, qui font exister, dans une temporalité, des figures et des présences là où il ne paraît souvent qu’absence (Gaspard Salatko, Jacques Cheyronnaud), soutenant la vie, apportant la santé, et éloignant les maladies). C’est que la religion est en elle-même un processus de virtualisation et de communication.