Le masque nous empêche-t-il de lire les émotions d’un visage ?

Publié par Inserm iBraiN Université de Tours, le 9 mars 2023   680

Le masque nous empêche-t-il de lire les émotions d’un visage ?

Vivien Rabadan, Université de Tours; Claire Wardak, Inserm; Marianne Latinus, Inserm et Nadia Aguillon-Hernandez, Université de Tours

Le visage est une source d’information essentielle pour connaître l’identité ou les émotions d’une personne. Il capture systématiquement notre attention visuelle, entraînant une orientation automatique du regard et une réponse du corps visible par exemple au niveau de la pupille.

Lors de l’observation d’un visage, notre regard chemine par les yeux et la bouche formant un triangle. La pupille, elle, se dilate ; ce phénomène est plus important en réponse à un visage qui exprime une émotion, qu’elle soit positive ou négative. Cela pourrait être lié à l’empathie que nous ressentons pour autrui.

Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 a imposé des contraintes dans notre vie de tous les jours. La plupart des autorités sanitaires mondiales ont recommandé le confinement ainsi que le port d’un masque chirurgical couvrant la bouche et le nez. Ces restrictions ont mené à une diminution quantitative et qualitative des interactions sociales.

Quel est l’impact du masque sur nos interactions sociales ? Pour le comprendre, nous avons étudié les effets du masque sur l’identification, l’exploration et la réaction de la pupille à des visages émotionnels en comparaison à d’autres accessoires faciaux portés dans la vie quotidienne, comme des lunettes de soleil.

Détecter les émotions

Les émotions faciales sont dynamiques, pourtant, la plupart des études récentes s’intéressant à l’effet du masque sur la reconnaissance des émotions ont utilisé des photos sur lesquelles un masque a été numériquement incrusté.

Afin de conserver les mouvements faciaux et leur authenticité, nous avons créé une base de données vidéo la plus réaliste possible : des acteurs ont été filmés portant un masque et d’autres accessoires faciaux. Au total, 48 vidéos ont été créées puis testées : quatre acteurs, trois émotions (neutralité, joie ou tristesse) et quatre conditions de dissimulation partielle du visage (sans accessoire, lunettes de soleil, cache-nez ou masque).

La reconnaissance des émotions exprimées dans ces vidéos a été mesurée lors d’une étude en ligne. Nous avons ainsi montré, chez 122 participants âgés de 18 à plus de 70 ans, que tous les accessoires faciaux (masque, cache-nez ou lunettes de soleil) gênent la reconnaissance de la tristesse. Cette gêne augmente avec l’âge pour le masque.

Cette difficulté de reconnaissance de la tristesse est sans doute due à la subtilité de l’expression de cette émotion (mobilisation moindre des muscles du visage comparé à l’expression de joie). Par ailleurs, le masque est le seul accessoire qui gêne la reconnaissance de la joie. Ceci est lié au masquage de la bouche, mais pas exclusivement, car le cache-nez, qui cache aussi la boucle, n’affecte pas cette reconnaissance. Il y a donc très certainement un biais cognitif négatif associé au masque : les participants pourraient anticiper des relations interindividuelles plus difficiles, impactant ainsi la reconnaissance des émotions.

Que nous dit votre regard

Pour mieux comprendre l’impact des accessoires sur le traitement des émotions, intéressons-nous aux yeux. Nous les utiliserons comme fenêtres sur les mécanismes automatiques, « non-conscients » de traitement de l’information visuelle.

Quand on regarde un visage, on s’attarde plus sur la partie supérieure comprenant les yeux. Lors de l’observation d’émotions, nous sommes guidés par les informations pertinentes et avons tendance à nous attarder sur des zones clefs du visage : la bouche pour la joie et la zone des yeux pour la tristesse.

Afin de mieux comprendre et quantifier l’exploration oculaire, nous avons utilisé, chez des adultes âgés de 18 à 35 ans, une technique qui enregistre le regard et la taille de la pupille de manière non-invasive : l’« eye-tracking ».

Nous avons ainsi montré que l’exploration oculaire du visage, exprimant ou non une émotion, est modifiée par les accessoires : les zones recouvertes sont moins observées. Cependant, cette différence d’exploration oculaire ne permet pas à elle seule d’expliquer l’effet du port d’accessoire facial sur la reconnaissance des émotions. En effet, couvrir le bas du visage diminue le temps passé à regarder la bouche, quelle que soit l’émotion. Pourtant la reconnaissance de la tristesse est moindre quel que soit l’accessoire couvrant la bouche (masque ou cache-nez) alors que la reconnaissance de la joie est impactée par le masque uniquement, sans modification de la reconnaissance de la neutralité.

Enregistrement en « eye tracking » et cartes de chaleur de l’exploration d’un visage joyeux avec ou sans masque. Fourni par l'auteur

Mais ce n’est pas tout, les pupilles réagissent elles aussi aux stimulations émotionnelles. Elles varient en taille selon l’émotion observée, avec une dilatation plus grande pour la tristesse que pour la joie. De manière surprenante, le masque et les autres accessoires faciaux n’influent presque pas sur la réponse de la pupille, suggérant que la réaction automatique aux émotions est préservée.

Un masque aux conséquences discutables

En résumé, nous avons montré au travers de ces deux études que le masque perturbe la reconnaissance des émotions, et plus spécifiquement celle de la joie. Les performances de reconnaissance restent toutefois bien au-dessus de la simple chance. Comment le masque nous gêne-t-il ? En obstruant notre champ de vision, il nous empêche de venir chercher efficacement les informations de décryptage des émotions au niveau de la bouche. Cependant, cette exploration oculaire est comparable à toute autre situation dans laquelle la bouche n’est pas visible. Mais cette modification de prise d’information n’explique pas tout et la présence d’un masque pourrait entraîner un biais cognitif négatif, reflétant possiblement un effet psychologique associé à la pandémie de Covid-19.

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Malgré ces conséquences du masque, celui-ci n’a qu’un effet mineur sur l’éveil physiologique provoqué par l’observation d’une émotion et mesurable via la taille de la pupille. Ce résultat suggère que les processus automatiques de détection et d’identification des émotions sont préservés, en tout cas chez les adultes. Ils peuvent être considérés comme des personnes « expertes », qui ont automatisé une partie du traitement des visages et des émotions.

Les résultats seraient peut-être différents chez des enfants chez lesquels le système de traitement des visages et des émotions est toujours en cours de développement.

Mis bout à bout, ces résultats attestent d’un effet limité du masque, qui n’agit que consciemment sur nos interactions avec autrui. En outre, dans la vie de tous les jours d’autres informations, comme la posture, sont à notre disposition pour déchiffrer les émotions. Néanmoins, ces résultats doivent être interprétés avec précaution. En effet, nous étudions seulement l’aspect qualitatif des interactions sociales sur une population limitée. Il est maintenant important de voir plus loin, en s’intéressant à des populations plus vulnérables comme les enfants, mais aussi d’évaluer le phénomène d’habituation au masque qui s’est installé ces trois dernières années.The Conversation

Vivien Rabadan, Doctorant en neuroscience cognitive, Université de Tours; Claire Wardak, Chargée de recherche en Neurosciences, Inserm; Marianne Latinus, Chargée de Recherche INSERM en neurosciences cognitives, Inserm et Nadia Aguillon-Hernandez, Neurosciences, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.