Le bilan des « mairies du changement » en Espagne
Publié par Université de Tours, le 19 février 2020 1.2k
Photo : Pablo Iglesias (au centre), leader du parti espagnol Podemos, lève le poing aux côtés de la maire de Barcelone, Ada Colau (troisième à partir de la droite), lors d'un meeting de campagne à Barcelone le 24 avril 2019. Lluis Gene/AFP
Héloïse Nez, Maître de conférences en sociologie, UMR CITERES, Université de Tours
À l’approche des élections municipales en France, les « listes citoyennes » se multiplient. Si ce label se réduit parfois à un « citoyennisme washing » visant à occulter des affiliations partisanes devenues encombrantes, certaines dynamiques locales témoignent d’une « repolitisation du local ». En plus du cas médiatisé de Saillans, plusieurs de ces initiatives se réfèrent à l’expérience espagnole.
Dans le sillage du mouvement des indignés (dit « 15 M » du fait de son émergence le 15 mai 2011), des coalitions citoyennes se sont constituées un peu partout en Espagne. Résultant de dynamiques diverses de convergence entre des partis politiques (parmi lesquels Podemos), des organisations sociales et des citoyens investis dans les mouvements sociaux, elles ont gouverné, de 2015 à 2019, des villes comme Madrid, Barcelone, Valence, Saragosse, La Corogne ou encore Cadix.
Quel bilan peut-on tirer de l’action de ces « mairies du changement » ? Ont-elles relevé le double défi de changer tant le contenu des politiques publiques que la manière de faire de la politique ? Et comment expliquer que la plupart de ces équipes municipales n’aient pas été reconduites quatre ans plus tard ?
Des politiques sociales ambitieuses mais limitées par l’échelle municipale
Dans un contexte marqué par la crise économique de 2008, le premier objectif des « villes rebelles » espagnoles était de répondre à l’urgence sociale. Elles ont fait preuve d’un fort volontarisme politique, prenant notamment des mesures significatives sur la question du logement. Par exemple, l’équipe de Barcelona en Comú (Barcelone en commun) a imposé la construction de 30 % de logements sociaux dans les grands projets de promotion ou de rénovation de logements, et obligé les banques à mettre en location leurs logements vides sous peine d’amendes. L’action de ces villes est toutefois restée limitée par leurs compétences, un moratoire sur les expulsions ou la régulation des loyers dépendant de changements législatifs à l’échelle nationale.
Les mairies du changement se sont également engagées dans la lutte contre la pauvreté, notamment infantile, en mettant en place des plans d’urgence contre la faim et en ouvrant les cantines scolaires pendant les vacances. Elles ont cherché à inclure des clauses sociales dans les contrats des marchés publics et à remunicipaliser certains services publics (énergie, eau, pompes funèbres, plages, etc.). Mais les nouveaux élus se sont souvent confrontés aux administrations municipales qui ont résisté à un tel bousculement de leurs pratiques.
Le cadre de la décentralisation espagnole a aussi constitué un frein, car elle laisse aux municipalités une part réduite de la gestion des fonds publics (13 %). De plus, la loi Montoro adoptée en 2013 par le Parti populaire (PP) leur a imposé que tout excédent budgétaire soit consacré au remboursement de la dette plutôt qu’à des programmes d’investissement. Si les mairies du changement ont pu mettre en avant leur capacité gestionnaire en réduisant fortement la dette municipale, leur action sociale a ainsi été entravée par le pouvoir central, alors à droite. Alors qu’une alliance entre les socialistes et Podemos aurait pu être scellée dès 2015 pour former un historique gouvernement de coalition de gauche, la situation politique nationale s’est débloquée tardivement pour les villes rebelles.
Un laboratoire participatif mais pas de révolution démocratique
Le deuxième objectif des mairies du changement était de constituer un laboratoire du renouveau politique et démocratique, afin de concrétiser la revendication du « 15M » : une « démocratie réelle maintenant ! ». Au-delà des mesures de transparence politique et d’exemplarité dans la conduite des élus (qui ont notamment diminué leurs indemnités), des politiques participatives ont été menées dans l’ensemble de ces villes.
L’expérience de Madrid est particulièrement novatrice. La nouvelle délégation à la participation, dont les dirigeants se sont rencontrés et politisés lors du « 15M », a mis en place des outils numériques de démocratie directe. Sur la plate-forme « Decide Madrid », qui a reçu un prix de l’ONU en 2018, les « initiatives citoyennes » permettent à tous les Madrilènes de plus de 16 ans de formuler des propositions sur une des compétences municipales. Celles qui reçoivent au moins 1 % de soutien font automatiquement l’objet d’un référendum décisionnel.
Malgré son fort potentiel démocratique, cet outil de démocratie directe n’a pas tellement transformé l’exercice du pouvoir. Pablo Soto, adjoint à la maire de Madrid chargé de la Participation citoyenne, de la Transparence et du Gouvernement ouvert de 2015 à 2019, l’a reconnu lors d’un entretien en mars 2018 : « Notre hypothèse était qu’en ouvrant cette fenêtre, il y aurait un débordement, une prise de pouvoir impressionnante par les masses populaires, mais à l’évidence cela ne s’est pas produit. » Seulement deux propositions ont réussi à atteindre le seuil des 1 % de soutien et à faire l’objet d’un référendum, ce qui peut s’expliquer par une fragmentation des initiatives avec l’outil numérique, mais aussi par un certain relâchement de la mobilisation une fois « les Indignés au pouvoir ».
D’autres équipes municipales ont exploré des pistes différentes pour impulser la participation citoyenne. Barcelona en Comú a ainsi cherché à renforcer les collectifs, en particulier les associations de quartier, en développant des processus participatifs de démocratie associative et en promouvant la gestion communautaire d’équipements et de services publics. L’objectif était de développer une autre façon de gouverner résidant dans la « collaboration conflictuelle » des mouvements sociaux.
Un contexte national peu favorable
Ce n’est donc pas un manque d’ambition politique qui peut expliquer les défaites électorales des mairies du changement. Celles-ci restent d’ailleurs relatives car les listes citoyennes l’avaient souvent emporté de justesse en 2015 et certaines ont aussi perdu de peu en 2019.
Le contexte national a certainement joué en leur défaveur. Alors que le « 15M » avait imposé dans le débat public les thématiques de la lutte contre les inégalités et la corruption, sur lesquelles les nouveaux partis et les coalitions citoyennes ont fait campagne, la place prise depuis 2017 par la question catalane et les revendications nationalistes ont changé la donne. Les mairies du changement ont ainsi pâti de l’affaiblissement de Podemos, qui est aussi lié à des divisions internes. Certaines équipes municipales se sont également déchirées comme à Madrid, Saragosse ou dans les villes galiciennes, où les listes citoyennes se sont présentées en ordre dispersé en 2019.
Que reste-t-il aujourd’hui de ces expériences ? À Madrid, le nouveau gouvernement de droite démantèle une à une les principales mesures de l’équipe de Manuela Carmena, comme la restriction du trafic automobile en centre-ville pour lutter contre la pollution, la remunicipalisation de certains services publics ou encore l’instauration d’une chambre citoyenne tirée au sort qui constituait une procédure participative originale. Sauf dans les quelques villes où l’expérience municipaliste continue, comme à Barcelone, Cadix et Valence, un seul mandat semble avoir été bien court pour impulser réellement un changement dans les politiques publiques et les pratiques politiques locales.
Héloïse Nez, Maître de conférences en sociologie, UMR CITERES, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.