En perturbant nos émotions, le confinement risque de favoriser les troubles alimentaires
Publié par Inserm iBraiN Université de Tours, le 20 mai 2020 1.8k
Valentin Flaudias, Université Clermont Auvergne; Jordane Boudesseul, Universidad de Lima; Oulmann Zerhouni, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Paul Brunault, Inserm
Le confinement, imposé dans plus de la moitié des pays du monde en vue de freiner la propagation du virus Covid-19, est une mesure majeure de santé publique nécessaire pour freiner l’épidémie.
Une revue récente de la littérature scientifique publiée dans The Lancet souligne cependant les risques que cette situation d’enfermement fait courir en matière de développement ou d’aggravation des troubles mentaux à l’issue de cette quarantaine, tant sur le court que sur le long terme. Il existe par exemple un surrisque de trouble de stress post-traumatique, de confusion, et de comportements agressifs.
Parmi les troubles mentaux, les troubles des conduites alimentaires sont parmi les plus fréquents : en population générale, une personne sur 20 est touchée par l’anorexie mentale, la boulimie nerveuse ou l’hyperphagie boulimique. Les professionnels travaillant dans ce champ ont souligné la vulnérabilité et les spécificités de ces patients vis-à-vis du Covid-19, et plusieurs ressources en ligne sont disponibles à ce sujet. Bien que l’on puisse supposer que le stress induit par la quarantaine contribue au développement d’un trouble des conduites alimentaires ou à son aggravation, les effets sur les troubles psychologiques sont encore mal évalués, et probablement sous-estimés.
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Comment le confinement pourrait-il affecter notre comportement alimentaire ? Comment diminuer l’impact de cette situation ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, explorons les liens entre isolement, stress et régulation des émotions.
L’isolement perturbe la régulation émotionnelle
L’objectif premier du confinement est la distanciation sociale, afin de réduire au maximum les interactions entre individus et donc les risques de contagion. Cependant, ce procédé peut conduire à un sentiment d’isolement.
Des études menées depuis plusieurs années sur l’isolement ont montré que ce sentiment conduisait à un déclin cognitif plus rapide ainsi, entre autres choses, qu’à une plus grande sensibilité à la menace et une moindre régulation émotionnelle. Dans une de ces études par exemple, les participants qui ont reçu (au hasard) un feedback induisant un futur isolement social se sont avérés moins efficaces dans la réalisation d’une tâche cognitive donnée, ont consommé plus d’aliments malsains et ont agi plus agressivement.
D’autres études d’imagerie cérébrale ont indiqué, dans le cas de sentiment d’isolement social, une diminution d’activation des structures cérébrales impliquant un contrôle des processus attentionnels. Ce sentiment d’isolement était également prédictif d’une augmentation des taux de cortisol et de la pression artérielle, d’une réduction de l’activité physique et d’une moindre satisfaction vis-à-vis de l’existence. Ces éléments s’accompagnaient de plus d’une dérégulation de l’axe hypothalamo-hypophysaire, lequel est fortement impliqué dans la régulation de l’appétit et du sommeil.
L’isolement est donc considéré comme un facteur de stress capable de dérégler gravement les réactions physiologiques aux événements stressants.
La régulation des émotions est perturbée par le stress
L’état actuel des connaissances suggère que la clé pour faire face à un environnement changeant réside dans les capacités de gestion émotionnelle des individus.
Chez l’être humain, les conséquences d’un stress constant sont notamment une réduction de la flexibilité émotionnelle, cognitive et comportementale, c’est-à-dire une diminution des capacités à passer d’une émotion à une autre, d’une pensée à une autre, ou d’un comportement à un autre dans une situation donnée. D’où moins de solutions différentes pour faire face à une situation, et une expression rigide des comportements défensifs.
Or, tout comme les environnements instables, l’isolement social a également un effet direct sur le niveau de stress, ainsi que le montrent diverses études menées sur des modèles animaux. Par exemple, lorsque des rats sont isolés, leurs niveaux de stress basal sont plus élevés, ce qui suggère une plus grande réactivité émotionnelle. Chez les humains, les participants placés dans des conditions d’isolement social pour simuler un voyage spatial ont fait état de fatigue, de troubles du sommeil, de troubles du rythme circadien et de niveaux de stress plus élevés.
Étant donné que notre capacité à réguler nos émotions joue un rôle central dans nos choix alimentaires, et que l’isolement et le stress généré par le confinement s’accompagnent de difficultés de régulation émotionnelle, nous pouvons supposer que le confinement risque de contribuer à l’aggravation ou au développement de troubles des conduites alimentaires, via une moindre capacité de régulation émotionnelle.
L’exposition aux médias peut aggraver la situation
Les facteurs de stress environnementaux récurrents pendant les périodes de confinement incluent l’exposition aux médias et à Internet, qui diffusent des informations sur l’évolution de la maladie. En effet, bien que l’information sur les pratiques d’hygiène pour arrêter la propagation du virus soit essentielle, une surexposition à des informations anxiogènes peut entraîner une augmentation du stress.
L’effet de l’exposition aux médias sur le changement d’humeur est documenté depuis longtemps. Dans le cas du stress post-traumatique, par exemple, à la suite de catastrophes naturelles, l’exposition aux médias après un événement a augmenté le niveau de stress des spectateurs. Des effets similaires ont été observés en ce qui concerne la couverture médiatique des attentats terroristes, parfois jusqu’à 6 mois après les événements.
Plus spécifiquement, l’effet d’une exposition répétée aux médias anxiogènes se répercute sur le stress par son effet sur l’activation du système nerveux sympathique, de sorte que les adolescents ayant déjà un niveau d’excitation physiologique élevé étaient sensibles même à des niveaux faibles d’exposition aux médias.
En général, l’exposition répétée aux médias – dans des circonstances normales, c’est-à-dire en l’absence de saturation de l’information concernant une pandémie – induit une anxiété plus élevée chez les téléspectateurs, en particulier chez les personnes qui sont les moins sensibles aux croyances irrationnelles ou chez les personnes ayant un faible niveau d’optimisme.
Autre problème : la plus grande exposition aux médias induite par le confinement peut aussi contribuer, chez certaines personnes, à renforcer l’adhésion à un idéal de minceur. Chez les femmes, l’exposition à certains médias (films, télévision, séries) s’accompagne d’un plus grand sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de leur corps, augmentant le risque de troubles des conduites alimentaires ou de symptômes dépressifs.
Des travaux ont ainsi révélé que plus les personnes étaient exposées aux réseaux sociaux, plus ces personnes avaient tendance à considérer que l’idéal de minceur était important pour eux. En cette période où le confinement s’accompagne d’une augmentation de nos usages de médias et de nouvelles technologies, nous pouvons donc supposer que cela pourrait, chez des personnes vulnérables, contribuer à modifier leur comportement alimentaire.
L’alimentation : plus accessible, plus disponible et plus importante
Du fait du confinement, nous sommes plus fréquemment confrontés dans notre quotidien à tout ce qui a trait à l’alimentation et aux situations que nous avons associées avec le fait de manger, ou qui nous y font penser.
À défaut de pouvoir sortir de chez soi, le temps journalier passé dans la cuisine est, de fait, plus important qu’en temps normal. Et ce, d’autant plus que le logement est petit ou que la cuisine en est la pièce principale ! En outre, le confinement augmente le temps passé sur les médias, et donc l’exposition potentielle aux publicités alimentaires. Or, on sait qu’une exposition plus fréquente aux publicités alimentaires s’accompagne d’envies irrésistibles de manger plus fréquentes, de prises alimentaires plus fréquentes, et d’une prise de poids à court et à long terme.
De plus, l’épidémie implique que chacun puisse disposer de stocks d’aliments à domicile, ce qui augmente l’accessibilité et la disponibilité de la nourriture au domicile.
Une conséquence moins évidente du confinement pourrait être d’augmenter la valeur que nous accordons à l’alimentation. Les repas, par leur caractère rassurant et structurant la journée, peuvent par exemple contribuer à rassurer les personnes et à diminuer leur stress. Face à la maladie, l’acte de manger peut également être perçu par certains comme un moyen de se protéger, ou de se sentir exister : « être un bon vivant » ; « je mange donc je suis ». Comme le souligne le sociologue Jean‑Pierre Poulain dans « Manger aujourd’hui – attitudes, normes et pratiques » :
« L’acte alimentaire pour l’individu est beaucoup plus que le support de la fonction biologique de nutrition ; c’est un acte humain total à travers lequel se retrouvent les questions sociales et culturelles les plus fondamentales ».
Qui plus est, le confinement induit une réduction du champ des autres stratégies habituellement utilisées pour faire face au stress.
Le confinement limite les stratégies de gestion du stress
En temps normal, une personne faisant face à un stress dispose en théorie d’un panel assez large de stratégies potentielles, lui permettant de s’adapter à chaque fois à la singularité de la situation. Le contexte de confinement induit ainsi une réduction du champ du possible face au stress : moins de diversité des activités, restriction de la liberté de déplacement, restrictions au domicile du fait de la présence d’autres personnes, moindre accessibilité aux substances illicites du fait de la diminution du trafic…
Cette situation augmente le risque de stratégies d’ajustement moins adaptées ou plus stéréotypées. L’alimentation peut alors être, pour certaines personnes, un moyen efficace de régulation des émotions sur le court terme, voire même le seul moyen. Dans ce contexte contraint, nous pouvons supposer que le confinement risque d’induire, chez certaines personnes plus vulnérables, un recours plus fréquent à l’alimentation comme un moyen de réguler ses émotions et de diminuer l’intensité du stress perçu.
Des comportements tels que le recours à la restriction cognitive, c’est-à-dire l’intention de contrôler ses apports alimentaires dans un but de maigrir ou de ne pas grossir, et/ou à l’alimentation émotionnelle, c’est-à-dire la modulation de la prise alimentaire en réponse à un ressenti émotionnel plutôt qu’à celui de la faim ou de la satiété, pourraient ainsi contribuer à diminuer transitoirement le stress perçu, mais faire le lit de troubles des conduites alimentaires sur le court et le long terme.
Alimentation plus accessible qu’à l’habitude, accroissement de sa valeur, diminution du champ des stratégies possibles pour faire face à un stress accru qui perturbe la régulation des émotions chez certaines personnes… Tous ces mécanismes peuvent faire le lit de troubles des conduites alimentaires ou aggraver un trouble préexistant.
Afin de diminuer l’importance et l’impact du confinement, il convient de pouvoir spécifier, pour une personne donnée, quels comportements posent problème et quels sont les mécanismes spécifiquement impliqués. En gardant à l’esprit que tout le monde ne sera pas concerné, et que les personnes vulnérables ne le seront pas toutes de la même façon. Certaines seront plus sensibles à un de ces mécanismes, d’autres subiront les effets conjugués de plusieurs d’entre eux… Sans oublier que d’autres explications restent envisageables.
Cet article est publié en partenariat avec Addict’Aide, dont la newsletter permet de s’informer sur toutes les questions d’addiction. Le portail Addict’Aide est soutenu par MGEN, groupe VYV.
Valentin Flaudias, Docteur en neurosciences - Psychologue, Université Clermont Auvergne; Jordane Boudesseul, Docteur en psychologie sociale de l’Université Grenoble Alpes, Maître de conférences - Instituto de Investigación Científica, Universidad de Lima; Oulmann Zerhouni, Maître de conférences, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Paul Brunault, Psychiatre et addictologue, chercheur dans l'unité Brain & Imaging Université de Tours, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.