Covid-19 en Turquie : une réaction autoritaire qui donne la priorité à l’économie
Publié par Université de Tours, le 6 mai 2020 1.2k
Chargée de recherches CItés, TERritoires, Environnement, Sociétés (CITERES), CNRS, Université de Tours
En Turquie, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence à la fois la résilience des vieilles habitudes nationalistes, la polarisation extrême du contexte politique et les orientations économiques néolibérales du gouvernement.
Une première réaction rapide et adéquate
Malgré sa proximité avec l’Europe et l’Iran, le premier cas de contamination en Turquie a été détecté tardivement, le 10 mars, même si de nombreuses spéculations font état d’une circulation antérieure du virus dans le pays. Le premier décès a été annoncé le 17 mars. Auparavant des scientifiques avaient même prétendu à la télévision que les gènes turcs étaient résistants au coronavirus et qu’il n’y aurait pas d’épidémie en Turquie. À l’heure où ces lignes sont écrites, le nombre des contaminations s’élève à 120 200 et celui des décès à plus de 3 000.
En marge de ces débats, le gouvernement a, en réalité, réagi au départ assez correctement à la diffusion du virus notamment chez ses voisins. Dès janvier, un Conseil scientifique sur le Covid-19 est constitué, et des contrôles thermiques mis en place dans les aéroports. Les vols sont suspendus le 3 février avec la Chine et le 23 février avec l’Iran, en plus de la fermeture de la frontière terrestre. Quand on pense que fin février, la France et l’Italie continuaient toujours de faire disputer les matchs de Champions League en présence de spectateurs, et que leurs frontières sont restées ouvertes jusqu’au 17 mars, on doit reconnaître que le gouvernement turc a pris précocement des mesures sérieuses afin d’empêcher la diffusion du virus sur son sol.
Cette gestion rationnelle dirigée par le ministre de la Santé, Fahrettin Koca, très apprécié par la population, n’a pas duré. Mi-mars, le président Erdogan a pris personnellement les choses en main avec une première déclaration publique sur la crise sanitaire. Depuis, la gestion de crise apparaît désordonnée, souvent irrationnelle et, surtout, conduite sans concertation avec quiconque.
Des mesures guidées par des préoccupations économiques…
Dans le mois écoulé après la détection du premier cas, le pays a officiellement enregistré 47 000 nouvelles contaminations, alors que ce chiffre était autour de 25 000 pour l’Italie et de 18 500 en Iran (et cela, alors que de nombreux cas suspects ne sont pas testés).
Face à cette croissance rapide, le pouvoir s’est avant tout attaché à prendre une série de décisions économiques. Les premières mesures annoncées par le président Erdogan le 18 mars ne mentionnaient pas la sécurité sanitaire et économique de la population mais se concentraient plutôt sur le maintien de l’économie et la protection du capital. Un paquet économique de 13 milliards d’euros était consacré à l’ajournement des taxes et des loyers des entreprises, au rééchelonnement de leurs crédits bancaires, à la suppression de la taxe de séjour, à la baisse de la TVA pour les vols intérieurs et à la baisse des taux d’intérêt pour les crédits immobiliers. En plus de ces mesures économiques, le gouvernement ordonnait la fermeture des écoles et universités ainsi que des bars, clubs et discothèques, le déroulement des événements sportifs à huis clos, l’ajournement de tous les voyages à l’étranger pour les fonctionnaires et la suspension des prières collectives dans les mosquées.
Ces mesures ont été largement critiquées dans le pays en raison de leur focalisation sur le sauvetage du patronat plus que des salariés se retrouvant dans l’impossibilité de travailler. Personne n’a par exemple compris en quoi la baisse de la TVA sur les vols et celle des taux des crédits immobiliers étaient de nature à endiguer l’épidémie. Personne n’a compris non plus pourquoi on ne fermait pas les restaurants et pourquoi le gouvernement s’obstinait à ne pas imposer le confinement total. En fait, comme le président et son porte-parole l’ont eux-mêmes avoué par la suite, le coût d’un tel confinement serait très élevé pour l’économie turque et que la production devait donc se poursuivre. Ces déclarations constituent clairement un aveu des difficultés économiques auxquelles le pays fait face depuis la crise de convertibilité de la livre turque en 2018. Depuis cette date, la Turquie affronte de sérieux problèmes de trésorerie avec 172 milliards de dollars de remboursement de dette qui arrive à l’échéance, 13,7 % de taux de chômage, un déficit budgétaire en hausse et une inflation de 11,84 %. Dans ce contexte, le gouvernement ne veut pas empêcher l’industrie de fonctionner.
Tout en poursuivant une campagne massive dite « Restez chez vous » incitant les citoyens à un confinement volontaire, il ne dit pas si des aides économiques seront mises en place au cas où des millions d’ouvriers et de salariés décidaient effectivement de rester chez eux et de ne pas aller travailler. Ainsi, comme le souligne le chercheur Bulent Gökay, « dans de nombreux secteurs industriels, tels que la métallurgie, le textile, les mines et la construction, des millions de travailleurs sont encore contraints d’aller travailler puisqu’ils risquent de perdre leur emploi ». Les entreprises profitent du silence du gouvernement pour mettre la pression sur leurs salariés. Récemment, à Mardin, 118 ouvriers protestant contre les mauvaises conditions sanitaires d’un chantier de construction de Cengiz Holding, dont le PDG est un proche ami de Recep Tayyip Erdogan, ont été licenciés en toute impunité et sans un commentaire du gouvernement. De même, dans une usine de tabac (Philsa) et dans des ateliers de textile à Izmir, les ouvriers sont forcés à travailler et ont l’interdiction de parler aux médias sous peine des sanctions, malgré la présence de nombreux cas de coronavirus dans leurs rangs.
Ces situations sont multiples. Dans d’autres villes industrielles du pays aussi, les ouvriers sont obligés d’aller travailler puisqu’aucune usine ne prend la décision de suspendre ses activités malgré l’épidémie. De même, le gouvernement n’hésite pas à poursuivre des projets controversés et très coûteux comme Kanal Istanbul (20-30 milliards de dollars) en organisant, en pleine épidémie, une réunion d’appel d’offres en présence des entreprises de construction, démontrant ainsi sa priorité et affirmant que « la Turquie est capable à la fois de lutter contre le coronavirus et de poursuivre ses investissements. Le gouvernement est par ailleurs revenu au bout de deux jours sur les mesures de confinement strict qu’il avait décidées le 3 avril, notamment pour les personnes de plus de 65 ans (décidé le 18 mars) et de moins de 20 ans, en excluant finalement du confinement ceux qui travaillent dans ces tranches d’âge (une bonne partie des jeunes entre 16 et 20 ans et les seniors toujours en activité – de fait, plusieurs ministres et M. Erdogan lui-même ont plus de 65 ans ).
L’objectif de chacune de ces mesures semble être d’assurer à tout prix la continuité de l’activité économique, quelles qu’en soient les conséquences sanitaires. Le 10 avril, le gouvernement a décidé d’appliquer le confinement total uniquement pendant le week-end, mais l’annonce n’a été faite que deux heures avant le début du confinement, vendredi à 22h, créant une panique totale dans les villes : les gens se sont littéralement rués dans les boulangeries, supermarchés et superettes pour acheter de la nourriture, bafouant ainsi toutes les règles de distanciation sociale. Aucun raisonnement scientifique n’avait accompagné cette décision de confinement, qui répondait seulement à la volonté d’empêcher les regroupements et les promenades dans les parcs pendant le week-end sans empêcher les gens de reprendre le travail dès le lundi matin. Face aux critiques de plus en plus véhémentes, une proposition de loi a été préparée pour interdire les licenciements pendant trois mois et prévoir le paiement par l’État d’une indemnité de 40 TL (environ 5 €) par jour en cas de congé sans solde dans une entreprise.
… et prises de façon autoritaire
Toutes ces mesures sont prises d’une manière assez opaque, sans concertation. Personne ne sait dans quelle mesure l’avis du Conseil scientifique du Covid-19 pèse sur les décisions politiques, et tout porte à croire que ces dernières sont les produits d’une seule personne qui les infirme ou confirme en dernier ressort.
Personne n’ose non plus contredire ou critiquer vivement ces décisions sous peine d’être sanctionné ou poursuivi. Ainsi, un chauffeur de camion a été arrêté et placé en garde à vue en raison d’une vidéo publiée sur TikTok où il disait « c’est votre ordre politique qui nous tuera, pas le virus. Sans prévoir des aides pour nous, vous nous dites de rester à la maison. Si on fait cela, on va de toute façon mourir de faim. » La vidéo a été considérée comme une incitation à la rébellion et au non-respect des lois. De son côté, Reporters sans frontières a rapporté le 23 mars que « sept journalistes ont été interpellés pour avoir dévoilé de nouveaux cas de Covid-19 ».
L’autoritarisme est bien évidemment multidimensionnel et ne se limite pas uniquement à l’imposition de choix économiques et de décisions contradictoires à la population. Il se reflète également dans l’exercice du pouvoir. Jusqu’ici, le gouvernement a refusé toute coopération avec des organisations critiques et les mairies contrôlées par les partis d’opposition. En plus d’une ignorance chronique des mairies du parti pro-kurde HDP et des organismes comme l’Union turque des médecins (marquée à gauche, elle publie souvent des rapports critiques à l’égard du gouvernement), le gouvernement fait tout pour exclure les maires CHP (le premier parti d’opposition, du pays, centre-gauche) des grandes métropoles comme Istanbul, Ankara et Izmir des réunions de crise et de la gestion des mesures sanitaires contre la pandémie. Ces mairies ne savent rien des décisions jusqu’à la dernière minute ou les apprennent à la télévision comme tout le monde.
De plus, toutes les campagnes visant à collecter de l’argent afin de distribuer de l’aide aux familles pauvres sont constamment empêchées par le gouvernement. La première semaine de mars, les mairies des métropoles dirigées par des représentants de l’opposition (parti CHP) ont lancé une campagne caritative qui a permis de collecter quelques centaines de millions de livres turques en quelques jours… jusqu’à ce que le gouvernement lance sa propre campagne le 16 mars, bloquant les comptes bancaires dédiés à la campagne des mairies en invoquant une loi selon laquelle le lancement de ce type de campagne ne fait pas parti des compétences des mairies et que seul l’État est habilité à récolter de l’argent. Dans la foulée, le ministère de l’Intérieur a lancé une enquête visant notamment le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, élu à deux reprises malgré l’invalidation des élections municipales de 2019 par le gouvernement AKP.
Enfin, le gouvernement tente de bloquer par tous les moyens les aides quotidiennes assurées par ces mairies. Pendant le confinement des week-ends, la distribution de pain par les municipalités d’Istanbul et d’Ankara a ainsi été interdite, au prétexte qu’il serait illégal de distribuer une marchandise gratuitement.
Le pouvoir profite de la pandémie pour asseoir son emprise
Le pouvoir turc se distingue par une volonté délibérée de réorganiser la vie quotidienne et d’occuper entièrement l’espace public selon ses propres normes en le rendant quasiment inaccessible aux groupes sociaux déclarés « ennemis » car ils ne possèdent pas les mêmes valeurs, les normes et les modes de vie (séculiers, kémalistes, gauchistes libéraux, les Roms, les Kurdes, les LGBT etc.). Le directeur des affaires religieuses a récemment déclaré que les homosexuels et les relations hors mariage étaient la cause de nombreuses maladies comme le SIDA. Enfin, les attaques systématiques envers les médias d’opposition – arrestation de journalistes, amendes et décision d’arrêt de Fox News turc pendant trois jours… – ainsi que l’intolérance à la moindre mobilisation sociale sont des signes inquiétants pour l’avenir de la démocratie et de la participation politique en Turquie.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.