Comprendre la politique d’accueil turque à l’égard des réfugiés syriens

Publié par Université de Tours, le 17 mars 2020   1.2k

Image : Le camp de réfugiés de Suruc, 2 février 2015. Bulent Kilic/AFP

Doctorant en géographie, membre de l'équipe Monde arabe et Méditerranée de l'UMR Citeres à l'Université de Tours et membre de l'axe Migration et Mobilité de l'Institut français d'études anatoliennes à Istanbul., Université de Tours


En mars 2016, la Turquie et l’Union européenne signaient un accord pour mettre fin aux traversées migratoires de la Turquie vers l’Europe. Responsable depuis cette date du gardiennage des frontières européennes, le gouvernement turc, et à sa tête le président Recep Tayyip Erdogan, menace régulièrement les Européens d’ouvrir le « robinet migratoire ». Vendredi 28 février, la mort de 33 soldats turcs suite à des opérations aériennes du régime syrien marque un sérieux revers à la fois militaire et politique pour Ankara qui réclame le soutien de l'UE et de l'Otan. Pour mettre la pression sur les Occidentaux, les autorités d'Ankara viennent de conduire, ce week-end, plusieurs dizaines de milliers de réfugiés aux frontières grecque et bulgare. Un bras de fer s’engage autour de la question des réfugiés, complètement instrumentalisée par la politique turque.

Comment en est-on arrivé là ? Quels sont les ressorts de la politique turque sur ce dossier ?

Comment la Turquie est devenue la première terre d’accueil au monde ?

Début 2011, un vent de manifestations souffle en Syrie. De nombreux chercheurs et experts de la région analysent alors ces mouvements dans la continuité des printemps arabes. Le gouvernement baasiste les perçoit-il comme des révoltes susceptibles de le renverser ? Ce qui est sûr, c’est que la répression est brutale.

Dès le mois d’octobre, l’Armée syrienne libre se constitue. En lutte contre les forces du régime, elle prend le contrôle d’une partie du nord-ouest du pays. Ankara, pourtant engagée dans une politique de rapprochement avec Damas, se positionne contre son alliée, soutient les rebelles et mène une politique qualifiée de « porte ouverte » à l’égard des réfugiés venus de Syrie. Le gain potentiel est de taille pour la Turquie : en cas de chute du régime syrien, elle bénéficierait de la reconnaissance du nouveau pouvoir en place et d’un statut d’acteur humanitaire de premier plan. C’est sans compter avec les puissants alliés de Damas et l’internationalisation du conflit qui va l’inscrire dans la durée.

Dès 2013, plus de 200 000 Syriens ont trouvé refuge en Turquie ; ils seront 2,5 millions en 2015 et 3,6 millions en 2020. À partir de 2014, ces arrivées font de la Turquie le premier pays d’accueil au monde pour les réfugiés devant le Pakistan. Ces statistiques issues des services migratoires turcs sont à prendre avec des pincettes, mais l’importante présence syrienne sur le territoire turc est indéniable.

À proprement parler, les Syriens ne sont pas des réfugiés, tel que l’entend la Convention de Genève de 1951. Ils bénéficient d’un statut de « protection temporaire » qui leur donne accès gratuitement aux différents services d’État – hôpitaux, système éducatif… – et au marché du travail. Dans les faits, la situation est plus nuancée, nombre de Syriens travaillant de façon informelle et dans des conditions parfois jugées indignes.


Au-delà de l’accueil, une politique d’intégration

Depuis 2011, une faible proportion de Syriens choisit de s’installer dans les camps de réfugiés ouverts par le gouvernement, préférant les grandes villes du pays et leurs périphéries : Istanbul et Izmir à l’ouest, en raison de l’attractivité économique qu’elles suscitent ; la province d’Hatay, Kilis, Gaziantep et Şanlıurfa au sud, pour leur proximité géographique avec la Syrie.

Le facteur local joue un rôle important dans les conditions d’accueil. L’espace turc est vaste, d’une grande diversité ; aussi les situations diffèrent-elles fortement d’un endroit à un autre. À Kilis, ville située à la frontière turco-syrienne, la population syrienne a dépassé en nombre la population turque. Tout le contraire d’Antakya, située également à la frontière, où les Syriens sont globalement absents et installés dans des villes périphériques plus modestes. À Gaziantep, important pôle économique régional, les Syriens sont particulièrement visibles et participent au dynamisme économique de la ville. Dans les rues de Gaziantep, l’arabe est devenu aussi courant que le turc. À Izmir, les Syriens sont particulièrement rassemblés dans le district de Basmane, jusque-là peuplé majoritairement de Kurdes.

Balayeurs de rue, collecteurs de déchets, travailleurs saisonniers, employés, cadres et chefs d’entreprise, commerçants, restaurateurs, étudiants… À l’exception de la fonction publique nécessitant la nationalité turque, les Syriens sont présents dans les différentes couches de la société. En 2018, plus de 50 000 Syriens (le nombre a depuis augmenté) au profil d’ingénieurs, de médecins, d’entrepreneurs, parlant le turc et répondant à une liste de critères attestant de leur motivation à rester en Turquie, ont obtenu la nationalité turque. À noter que, au cours des entretiens pour l’obtention de la nationalité, il est par exemple demandé aux candidats s’ils ont pour projet de quitter le pays et, aux hommes célibataires, s’ils aimeraient épouser une femme turque.

Du côté de la population, la présence syrienne est perçue de manière de plus en plus mitigée. Depuis 2016, le pays est victime d’une importante crise économique et traversé par de profonds remous politiques. La présence syrienne fait l’objet de tensions de plus en plus vives, la société turque n’échappant pas à ce réflexe universel qui consiste à désigner l’étranger comme responsable de tous les maux.


L’imbrication de l’humanitaire et du militaire

Le 9 octobre 2019, le lancement de l’opération militaire « Source de paix », en réaction au départ des troupes américaines dans le nord-est syrien, interroge. Le pouvoir turc annonce vouloir instaurer un bandeau de sécurité où seraient réimplantés 2 millions de Syriens présents sur son sol. L’enjeu pour Ankara est de nature purement sécuritaire.

L’objectif affiché étant d’anéantir les YPG – groupe armé kurde de Syrie perçu par Ankara comme l’extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, un mouvement considéré par la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne comme terroriste) –, les Syriens seraient un moyen de noyer démographiquement cette zone de peuplement kurde. Mais ce plan est-il seulement réaliste ? Dans le nord-est, la situation est pour l’instant figée. La ville de Kobané est toujours entre les mains des Kurdes. Dans l’ouest, en revanche, les violents affrontements pour le contrôle d’Idlib opposant les Turcs et l’armée nationale syrienne d’un côté aux forces loyalistes du régime syrien et russes de l’autre a provoqué l’exode de 900 000 personnes aux portes de la frontière turque. L’ONU réclame un cessez-le-feu et l’installation d’un couloir humanitaire en réaction à la plus grave crise depuis le début du conflit syrien.


Depuis 2011, la politique d’accueil turque développée à l’égard des réfugiés originaires de Syrie est indéniablement l’une des plus élaborées dans le domaine. Les Nations unies n’ont par ailleurs pas manqué de saluer le volontarisme turc au cours des grands rassemblements humanitaires qui se sont tenus ces dernières années. Mais les derniers événements interrogent quant à la manière dont Ankara pourrait « utiliser » les réfugiés dans sa gestion des conflits en cours et montrent toute l’ambiguïté de sa politique humanitaire.


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.