Aux États-Unis, l’invocation de la liberté religieuse continue d’entraver les droits des couples mariés de même sexe

Publié par Université de Tours, le 3 septembre 2021   1k

La Cour suprême américaine a récemment rendu un arrêt de portée limitée dans l’affaire Fulton v. City of Philadelphia, réaffirmant que la moindre défaillance en matière de neutralité de l’État (au niveau fédéral et fédéré) et d’application générale de toute loi ou réglementation est susceptible de représenter une entrave substantielle à la liberté religieuse, ce qui relève d’une enfreinte à la libre clause de libre exercice des cultes du Ier Amendement.

À l’unanimité des neuf juges, la Cour reconnaît que la ville de Philadelphie a failli à son obligation d’impartialité en mettant un terme au contrat qui la liait à une agence de placement familial catholique (Catholic Social Services, CSS), laquelle, au nom de ses croyances religieuses, refuse l’agrément des couples adoptifs de même sexe unis par les liens du mariage.

Ce jugement, qui fait suite à l’arrêt rendu dans l’affaire Masterpiece Cakeshop (2018), quand la Cour avait donné raison à un pâtissier qui avait refusé, pour des raisons religieuses, de confectionner un gâteau de mariage pour un couple d’hommes, conforte un peu plus le principe de liberté religieuse tel que l’entend la Cour suprême.

Un procès d’intention contre Catholic Social Services ?

CSS et plusieurs de ses familles d’accueil ont attaqué en justice la ville de Philadelphie pour hostilité caractérisée à l’égard de convictions religieuses solidement ancrées, en lien avec une conception traditionnelle du mariage comme le « lien sacré entre un homme et une femme ».

Le président de la Cour suprême, John Roberts, auteur de l’opinion majoritaire, s’appuie notamment sur des éléments contextuels probants qui montrent que la ville n’avait aucune intention d’engager une approche conciliatrice pour permettre à CSS de poursuivre sa participation aux procédures d’agrément. Or l’histoire montre que l’Église catholique a fait preuve d’un engagement sans faille pour servir les intérêts de la communauté philadelphienne et de ses orphelins depuis 1798 ; et cela, dans le respect le plus strict de ses principes religieux.

À l’origine de cette affaire, il y a un représentant de l’archidiocèse de Philadelphie, qui aurait affirmé en 2018 que CSS ne peut pas expertiser les demandes éventuelles de couples mariés de même sexe, dans la mesure où la délivrance d’un agrément constituerait une marque d’approbation du mariage des couples de même sexe. Selon la Cour, c’est sur la base de simples conjectures – relayées dans la presse – que la ville de Philadelphie a alors décidé d’ouvrir une enquête dont les conclusions font nettement apparaître une volonté de nuire aux convictions religieuses ancestrales de cette agence privée. En effet, lors de l’audition de CSS, un membre de la commission des ressources humaines de la ville déclare aux représentants de cette agence que « les choses ont changé depuis 100 ans » et qu’« il serait formidable de suivre les enseignements du pape François, la voix de l’Église catholique ».

Or, la liberté de conscience couvre un spectre très large de croyances placées sous les auspices du Ier Amendement, sans qu’il soit nécessaire de juger de leur cohérence et de leur acceptabilité (Thomas v. Review Bd. Of Ind. Employment Security Div., 1981). D’après Roberts, ce jugement réprobateur exprimé lors de l’audition de CSS suffit à démontrer que la commission a outrepassé ses prérogatives, en disqualifiant de manière hostile les croyances de CSS, ce qui constitue une violation du principe de neutralité – qui est au cœur de la conception états-unienne de la séparation des Églises et de l’État – ainsi que du libre exercice de la religion garanti par le Ier Amendement (Church of Lukumi Babalu Aye v. Hialeah, 1993).

Roberts juge cohérent l’ensemble des conditions d’agrément fixées par cette agence, y compris les dispositions exceptionnelles à l’encontre des couples homosexuels ou hétérosexuels en concubinage, qui sont également exclus du dispositif. En revanche, les personnes homosexuelles célibataires restent éligibles. Dans ces conditions, les accusations de « discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » sont pour le moins ténues, voire infondées, puisqu’aucune famille homoparentale n’a déposé la moindre demande d’agrément auprès de CSS. En outre, l’obligation d’égalité de traitement, issue du XIVe Amendement, est respectée dans la mesure où plus d’une vingtaine d’agences s’engagent à délivrer des agréments aux couples de même sexe et que, d’après Roberts, CSS promet, le cas échéant, de transférer à ces agences de telles demandes qu’elle recevrait.

Ainsi, pour la Cour, il ne fait aucun doute que la ville de Philadelphie a fait montre d’une attitude discriminante à l’égard de la liberté religieuse, en refusant tout compromis, alors que la réglementation en vigueur le permettait. Pire, elle impose un dilemme cornélien, en enjoignant à CSS d’agréer les couples de même sexe, sous peine de radiation définitive. En vertu du Religious Freedom Restoration Act (1993), cette affaire relève donc d’un examen strict de constitutionnalité. De surcroît, la procédure d’agrément des familles d’accueil de CSS n’a pas vocation à servir l’intérêt général au sens strict du terme.

La Cour divisée sur la pertinence de la jurisprudence de l’affaire Employment Division v. Smith (1990)

Dans cette affaire, la Cour avait conclu que des lois neutres d’application générale ne pouvaient constituer une violation de la clause de libre exercice du Ier Amendement. L’État de l’Oregon était en droit de proscrire l’utilisation du peyotl (un psychotrope puissant) dans le cadre de rituels religieux, et de refuser l’allocation chômage à toute personne ayant été licenciée pour avoir enfreint cette règle.

D’après les représentants de la ville de Philadelphie, CSS ne serait pas en mesure d’objecter une exemption religieuse puisque l’agence aurait manqué à ses obligations contractuelles qui proscrivent la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, principe figurant également dans l’arrêté relatif aux pratiques professionnelles équitables (Fair Practices Ordinance), promulgué par la ville de Philadelphie.

Si l’on suit la logique des accusés, s’appuyant sur la jurisprudence rendue dans Smith, CSS devait se conformer à ses obligations sans se prévaloir de la clause de libre exercice du Ier Amendement, étant donné que ces clauses s’appliquent de manière générale et neutre. Toutefois, Roberts s’emploie à démontrer que la ville de Philadelphie a commis une erreur d’exécution dans la mesure où l’interdiction de la discrimination ne relève pas d’une application générale, car les termes du contrat en vigueur prévoient des exceptions à la règle :

« Rejet de la demande : le prestataire ne doit pas rejeter un enfant ou une famille, y compris, sans toutefois s’y limiter, les parents d’accueil ou adoptifs potentiels, pour des services, en raison de leur orientation sexuelle, à moins qu’une dérogation ne soit accordée par le Commissaire ou son représentant, à sa seule discrétion. »

En d’autres termes, il revenait à la ville de Philadelphie d’établir un intérêt impérieux qui justifierait son traitement exceptionnel vis-à-vis de CSS. Or, « maximiser le nombre de parents adoptifs » et « protéger la ville contre toute responsabilité juridique » ne sont pas des motifs suffisamment crédibles aux yeux de la Cour, en l’absence d’éléments factuels précis et solides. En revanche, d’après Roberts, « garantir une égalité de traitement des familles d’accueil et des enfants qui leur sont confiés » est effectivement une nécessité absolue vu que « notre société a fini par reconnaître que les personnes homosexuelles et les couples de même sexe ne peuvent être traités comme des parias sociaux ou comme des êtres inférieurs en dignité et en valeur. » (Masterpiece Cakeshop, 2018).

Toutefois, rien ne saurait justifier le traitement défavorable auquel CSS a été soumis, puisque, dans l’état actuel des choses, cette agence n’a commis aucun impair incompatible avec cette obligation d’égalité de traitement. Si des dérogations sont possibles vis-à-vis d’autres agences d’adoption, dans une perspective laïque, alors CSS était en droit d’exiger un traitement similaire. Ainsi, il n’est nul besoin d’arbitrer le présent litige du point de vue de la jurisprudence rendue dans Smith, selon les juges.

De manière habile et stratégique, Roberts, en tant qu’institutionnaliste, soutenu par les juges progressistes, consolide la jurisprudence actuelle, pour le moins hostile à la liberté religieuse. En revanche, trois autres des neuf juges de la Cour suprême, les conservateurs Alito, Thomas et Gorsuch, se positionnent favorablement face aux arguments avancés par la ville de Philadelphie, de sorte qu’un cheminement reste possible pour infirmer le jugement dans Smith afin de mieux sanctuariser les croyances et pratiques religieuses qui se heurteraient à l’application générale d’une loi, ce qui ouvrirait la voie à une politique d’exemptions religieuses. Dans son opinion convergente de 77 pages, Alito met en évidence la principale défaillance technique du jugement rendu dans Fulton pour mieux justifier un revirement de la jurisprudence actuelle :

« La ville n’a pas hésité à faire pression sur CSS pour qu’elle cède, et si la ville veut contourner la décision d’aujourd’hui, elle peut simplement éliminer le pouvoir d’exemption jamais utilisé. Si elle fait cela, alors, voilà, la décision d’aujourd’hui disparaîtra – et les parties reviendront au point de départ. La ville prétendra qu’elle est protégée par Smith ; CSS soutiendra que Smith devrait être annulé ; les tribunaux inférieurs, liés par Smith, rejetteront cet argument ; et CSS déposera une nouvelle requête devant cette Cour pour contester Smith. »

L’égalité des Américain·e·s LGBTQ+ sur le plan fédéral : l’impasse

Bien que la légitimité des lois anti-discrimination, fondées notamment sur l’orientation sexuelle, soit renforcée, cette affaire devrait interpeller le mouvement LGBTQ+ sur les limites actuelles de la judiciarisation de la liberté religieuse afin de la rendre intégralement compatible avec l’égalité des personnes LGBTQ+.

Un changement de paradigme s’impose. Le mouvement pourrait prôner, au contraire, une approche délibérative bilatérale, afin d’atteindre une résolution coopérative, au lieu de s’attaquer frontalement aux croyances religieuses des fidèles par opérateur juridique interposé – une démarche qui reste profondément contre-productive. En effet, elle conforte les prétentions des chrétiens conservateurs qui se disent « persécutés dans leur foi » et alimente une forte réaction négative, sur le plan politique, dans les États conservateurs, notamment depuis le jugement rendu dans Bostock (2020) et la défaite de Donald Trump. Une centaine de projets de loi discriminatoires contre les Américain·e·s transgenres ont été déposés, interdisant à ces personnes tout accès aux transitions médicales ainsi qu’à certaines compétitions sportives.

Au Congrès, dans l’optique d’adopter l’Equality Act – qui prévoit justement d’amender le titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964 afin de garantir que soient protégées l’orientation sexuelle et l’identité de genre contre la discrimination dans les domaines y compris l’accès au crédit bancaire, à l’éducation et à la fonction de juré –, l’absence d’une majorité de 60 sénateurs démocrates (ils sont aujourd’hui 48 contre 50 républicains et 2 indépendants), qui seule permettrait de neutraliser la flibuste, est une aubaine pour Mitch McConnell, actuel chef de la minorité, et le Parti républicain. Ceux-ci se livrent à une guerre sans merci contre le genre en tant que concept social et politique de la construction des sexes.

Les discussions sont au point mort et la polarisation actuelle ne permet pas à Joe Biden d’avancer plus sereinement sur son programme de réformes. Dans ce contexte morose, une rencontre avec les leaders du mouvement LGBTQ+ a été organisée à la Maison Blanche pour réaffirmer l’engagement total du gouvernement Biden vis-à-vis de l’égalité LGBTQ+, bien qu’aucune stratégie d’influence visant à convaincre certains sénateurs républicains, ni même un calendrier d’adoption de la loi n’aient fuité.

Enfin, les propos tenus par l’un des membres de la commission RH de la ville de Philadelphie sont sujets à caution. En effet, les multiples déclarations encourageantes du pape François, qui s’est déclaré favorable aux unions civiles pour les couples de même sexe (Francesco, 2020), ne doivent pas occulter les efforts qui restent à faire sur le plan doctrinal et hiérarchique pour permettre aux catholiques LGBTQ+, en dissonance cognitive, d’être mieux intégrés, tant que « Dieu ne pourra en aucun cas bénir le péché. » Le Vatican s’est effectivement inquiété d’un projet de loi du gouvernement italien qui s’apprêtait à condamner la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre ainsi que les crimes homophobes. Reste à savoir à quel moment opportun les déclarations du pape François seront suivies par des actes forts de la part du Vatican.

Il appartient donc aux Églises d’entreprendre les démarches nécessaires pour participer à l’effort d’inclusion dans la lutte contre les discriminations, selon un calendrier qu’elles jugeront approprié. Sur le plan doctrinal, plusieurs exemples d’Églises attestent que seul le recours à la démocratie participative, dans le respect mutuel de positions contradictoires, permettra, à terme, de désarmer la politisation, parfois haineuse, de la foi afin que des lieux de culte soient en mesure de contribuer au plein épanouissement des fidèles LGBTQ+. Comme l’écrit la chercheuse Serene Jones :

« Il nous faut comprendre que Dieu est assez grand pour admettre d’innombrables formes de culte et de louange tout en explorant les spécificités de nos propres traditions religieuses. Mais aucune religion ne détient le monopole de la vérité et dans un monde pluraliste, personne ne devrait agir en ce sens. »The Conversation

Anthony Castet, Maître de Conférences civilisation nord-américaine, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Illustration principale en haut d'article : La Cour suprême américaine vue à travers un drapeau arc-en-ciel lors d’une manifestation en décembre 2017. Brendan Smialowski/AFP