Au Brésil et ailleurs : risques noirs, sécurité blanche
Publié par Université de Tours, le 7 décembre 2020 1k
Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l’article original.
Associate professor, Law School of the Pontifical Catholic University of Rio de Janeiro, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Professeur de Sciences Politiques à l'Université Fédérale du Para (Brésil) et chercheur invité à l'Université de Tours (ICD / Le Studium)., Université de Tours
Le 19 novembre 2020, dans la ville de Porto Alegre au Brésil, deux employés d’une entreprise de sécurité privée travaillant pour un supermarché de la marque Carrefour battaient à mort un client du magasin pour un motif encore obscur, mais qui aurait pour origine une rixe entre la victime et une caissière de l’hypermarché. João Alberto Silveira Freitas mourut asphyxié sous le genou de l’un des agents de Carrefour.
Cette tragédie n’est pas sans rappeler les cas de Cédric Chouviat en France et de George Floyd aux États-Unis, quand des agents des forces de l’ordre ont tué des citoyens alors que le rapport de forces était largement en leur faveur.
Discriminations envers la population afro-brésilienne
Dans ces trois cas, une violence gratuite et sans limite a été exercée à l’égard d’individus qui, par leur simple origine socio-économique et/ou ethnique, étaient perçus comme une menace au « vivre ensemble » et à la paix sociale. Dans le cas de João Alberto Silveira Freitas, cet épisode tragique peut être compris en revenant sur deux aspects fondamentaux qui façonnent la société brésilienne : le racisme et les inégalités sociales. Ces deux éléments structurent les rapports sociaux et économiques du Brésil, montrant que la « démocratie raciale » brésilienne n’est qu’un mythe.
D’abord des chiffres. Selon l’Atlas 2020 de la Violence, les Afro-Brésiliens représentent les trois quarts des 58 000 homicides enregistrés au Brésil en 2018 (75,7 %). Les personnes noires et métisses ont 2,7 fois plus de risques d’être assassinées que les autres Brésiliens. Elles sont aussi celles qui composent majoritairement les presque 80 000 individus qui disparaissent chaque année dans le pays. Parmi les 750 000 détenus au Brésil, près des deux tiers sont noirs. Aussi, selon une étude récente, la brèche salariale entre citoyens brésiliens blancs et noirs est de 45 %.
Trois formes de racisme
L’analyse de Silvio de Almeida montre que le racisme (au Brésil et ailleurs) peut se construire sur trois niveaux : individuel, institutionnel et systémique.
La première forme considère que le racisme se limiterait à des conduites individuelles, en raison d’un manque de civisme, d’éducation, d’idéologie politique, et/ou de manque de compréhension des valeurs démocratiques. Cette approche a le mérite de responsabiliser les personnes impliquées dans de tels agissements, mais elle présente l’inconvénient de ne pas saisir certains aspects plus structurels.
Ainsi, le racisme dit « institutionnel » montre comment certaines institutions aussi bien publiques (éducation, santé, justice, etc.) que privées (entreprises, médias) définissent des pratiques et mécanismes qui favorisent sciemment les intérêts socio-économiques de certaines populations (blanches) au détriment de groupes dits « marginaux » (populations noires, métisses).
Au Brésil comme aux États-Unis, cette approche a permis de mettre en place des politiques dites d’« affirmative action », fondées sur la fixation de quotas, afin d’améliorer la représentativité des populations non blanches et des populations pauvres dans l’enseignement supérieur public. Malgré ce progrès, l’approche institutionnelle n’accorde que peu de place aux raisons sociales et profondes du racisme.
Au lendemain de la mort de João Alberto Silveira Freitas, le vice-président brésilien, le général Hamilton Mourão, déclarait à la presse que « le racisme n’existe pas au Brésil ». Quant au président Bolsonaro, il a associé à plusieurs reprises des hommes noirs à un nombre d’arrobes (l’équivalent d’un quart de quintal de viande pour les grossistes).
Le racisme au Brésil est ainsi un « racisme systémique » ; il est la marque contemporaine d’un processus politique et historique. Politique, le racisme se diffuse dans la société brésilienne par le biais d’institutions qui produisent et légitiment les discriminations et les violences faites aux populations afro-brésiliennes. Dans la santé publique, face à la douleur, les femmes noires et les femmes blanches reçoivent ainsi un traitement différencié (deux fois moins d’analgésiques lors de l’accouchement), à partir de l’hypothèse que la femme noire serait moins sensible à la douleur que la femme blanche (sic).
Historique, ce racisme tire sa source d’une nation brésilienne qui s’est constituée autour de l’esclavage, des injustices sociales et de l’exploitation des classes populaires. C’est au Brésil que les Portugais, entre les XVIe et XIXe siècles, ont construit et répandu le modèle économique de la _plantation, qui marque également la structure économique et sociale des États-Unis d’Amérique.
Ce modèle prévoyait l’enrichissement de la puissance coloniale (Portugal, Royaume-Uni) par l’exportation de monocultures établies dans de vastes exploitations agricoles (café et canne à sucre au Brésil, coton et tabac aux États-Unis), et fonctionnait presque exclusivement grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre esclave importée d’Afrique subsaharienne. Ce système a marqué pour longtemps la structure sociale et économique du Brésil, d’autant plus que, contrairement aux États-Unis, le pays n’a jamais réussi à s’émanciper économiquement de sa dépendance à l’exportation de ses matières premières.
Rappelons également que le Brésil a été le pays occidental qui a aboli en dernier la pratique de l’esclavage, en 1888. Les rapports économiques, sociaux et politiques au Brésil portent encore la lourde marque de ce passé colonial et esclavagiste, laquelle se manifeste par un ensemble de pratiques racistes qui discriminent et tuent les membres des populations afro-brésiliennes, métisses et indigènes. Ces pratiques sont tout aussi bien individuelles que collectives, conscientes qu’inconscientes, institutionnelles que systémiques.
Pour emprunter le mot d’Achille Mbembe, elles constituent une société brésilienne de l’inimitié. Cette inimitié se cristallise aujourd’hui autour de la problématique de la violence délinquante qui, au Brésil, est systématiquement associée à la pauvreté et à la couleur de peau. Un homme jeune, noir de peau, issu des classes défavorisées, fait a priori figure de danger pour la paix civile. Il devient ainsi une proie facile à abattre comme Elsa Dorlin et Grégoire Chamayou l’ont décrit dans leurs ouvrages respectifs.
Une problématique globale
Mais nous n’avons pas besoin de voyager au Brésil pour trouver des expressions de ce racisme issu du colonialisme et de l’esclavagisme. Depuis les années 1980-1990, au Brésil comme en Europe, les gouvernements néolibéraux ont choisi de gérer les marginalités sociales par la répression pénale, comme le souligne dans ses travaux le sociologue Loïc Wacquant. Évidemment, ce traitement pénal de la pauvreté est beaucoup plus radical au Brésil, qui incarcère plus de 750 000 personnes et qui peut déplorer la mort violente d’environ 50 000 personnes noires chaque année.
Toutefois, cette stigmatisation des pauvres et des personnes non blanches s’exprime aussi en France, comme on l’a vu tout récemment dans le cas de Michel Zecler, violemment tabassé par des policiers le 25 novembre dernier – un épisode qui montre combien le fait colonial et le racisme n’ont pas marqué uniquement la société brésilienne.
Ce passé a également ensauvagé l’Europe tout entière, comme le remarquait déjà Aimé Césaire en 1950 dans son « Discours sur le colonialisme » et, plus récemment, Alex Vitale, dans son travail sur les origines racistes de l’institution policière.
Pour affronter ces phénomènes, en France comme au Brésil, il sera nécessaire de reconnaître qu’il existe un problème post-colonial et racial, avant d’imaginer des solutions adaptées, susceptibles de protéger les personnes noires et pauvres de l’insécurité sociale et civique auxquelles elles sont quotidiennement exposées.