À quoi pourrait ressembler une « démocratie réelle » ?

Publié par Université de Tours, le 11 avril 2022   600

« Gilets jaunes », Grand débat national, Convention citoyenne pour le climat : le mandat présidentiel qui s’achève a été marqué par un mouvement social d’ampleur, revendiquant une démocratie plus directe via le référendum d’initiative citoyenne (RIC), et des réponses institutionnelles au goût d’inachevé.

Entre une actualité marquée par la guerre en Ukraine et un débat public monopolisé par les thèses de l’extrême droite sur l’immigration, l’islam et la sécurité, la question démocratique est loin d’être centrale dans cette campagne électorale. Il est pourtant urgent de penser le renouvellement de nos démocraties affaiblies tant par des tendances internes vers plus d’autoritarisme et d’inégalités, que par la concurrence de régimes autocratiques.

Mais à quoi pourrait ressembler une « démocratie réelle » ? Le cas espagnol, qui constitue un véritable laboratoire politique depuis une décennie, est à ce sujet riche d’enseignements. Le principal héritage des Indignés, rassemblés autour du slogan « Démocratie réelle maintenant » à partir du 15 mai 2011 (d’où l’appellation de « mouvement du 15M »), est d’avoir généré une nouvelle génération d’activistes désormais investis dans une multitude de microsphères militantes et d’institutions. Ils ont joué un rôle majeur dans le développement de pratiques démocratiques, bien après l’expérimentation d’un campement autogéré en assemblées à Puerta del Sol.

Leurs réponses à la crise des régimes représentatifs ont été multiples, en s’appuyant sur différentes conceptions de la démocratie – directe, participative, délibérative, représentative – et déclinaisons pratiques (assemblées, outils numériques, tirage au sort, référendum d’initiative populaire, etc.), qui peuvent s’articuler dans des combinaisons inédites.

Une démocratie hybride

Une partie des Indignés ont rejoint, à partir de 2014, les coalitions citoyennes municipales qui ont remporté de nombreuses villes en 2015. Dans ces « municipalités du changement », des processus de démocratie participative ont été mis en place.

L’expérience d’Ahora Madrid (Maintenant Madrid) (2015-2019) est probablement la plus ambitieuse. Impulsée par des élus et des techniciens qui s’étaient politisés au moment du 15M ou plus tôt dans le mouvement de la culture libre (qui promeut la liberté de diffuser et de modifier des œuvres créatives dans l’esprit des logiciels libres) ou des associations de quartier, elle a reposé sur des processus de démocratie directe numérique, des instances participatives de quartier et une assemblée citoyenne tirée au sort.

Il s’agissait de dépasser la relation de représentation, en instaurant notamment un système de votations citoyennes proche de l’expérience suisse. Tous les résidents âgés d’au moins 16 ans (soit plus de 2,7 millions de personnes) pouvaient faire une proposition et voter sur la plate-forme numérique Decide Madrid. Si une proposition recueillait le soutien d’un certain nombre d’électeurs (le seuil était fixé à 2 % puis à 1 %), elle était soumise à un référendum dont le gouvernement s’engageait à respecter le résultat.

Une manifestante « gilets jaunes » à Paris le 28 septembre 2019. Certaines propositions du mouvement font écho à ceux portés par les Indignés espagnols. Zakaria Abdelkafi/AFP

L’Observatoire de la ville, instauré en fin de mandature, incarne l’hybridation de différentes logiques démocratiques. Cette chambre citoyenne délibérative permanente, composée de 49 citoyens tirés au sort, devait se réunir huit fois par an et se renouveler tous les ans. Pour dépasser les limites des votations citoyennes (seulement deux propositions sont parvenues à recueillir les soutiens nécessaires au cours de la législature), leur principale tâche était d’évaluer la proposition la plus votée sur Decide Madrid et de décider si elle devait faire l’objet d’un référendum. Ils pouvaient également travailler n’importe quel aspect des politiques municipales, afin de développer leurs propres propositions.

Il n’a pas été possible d’évaluer les effets d’un tel dispositif, car la victoire électorale de la droite quelques mois après son lancement en 2019 a mis fin à l’initiative. Une chambre permanente de citoyens tirés au sort pourrait néanmoins être mise en place dans d’autres contextes à différentes échelles de gouvernement, comme en Belgique.

Un droit de veto sur toutes les lois

Certains Indignés, souvent impliqués dans le parti politique de gauche alternative Podemos créé en janvier 2014 (au pouvoir depuis janvier 2020 dans le cadre d’un gouvernement de coalition dirigé par les socialistes), sont également entrés dans les Parlements régionaux à partir de 2015.

En Andalousie, un député régional et son conseiller ont inventé un système de « Démocratie 4.0 » qui permettrait aux citoyens, en fonction des enjeux perçus de chaque acte législatif, de voter directement les lois (sur leur ordinateur avec une carte d’identité électronique) ou de laisser leurs représentants les voter pour eux. En cas de vote direct, un algorithme enlèverait cette proportion de vote à l’ensemble des députés.

Si ce projet n’a pas été mis en pratique en raison de la position minoritaire de Podemos au Parlement régional andalou, il est particulièrement stimulant pour repenser la relation de délégation du pouvoir et gagnerait à être accompagné d’une réflexion sur la délibération en amont du vote des lois.

L’objectif serait de mettre en place un droit de veto et d’instaurer ainsi une dose de démocratie directe dans le cadre des régimes représentatifs. Les citoyens ne participeraient pas en permanence, mais ils pourraient s’opposer à des lois qu’ils estiment néfastes, comme « la loi bâillon » adoptée par le Parlement espagnol en décembre 2014 qui réduit considérablement le droit d’expression et de manifestation. On imagine la portée d’une telle mesure en France où plusieurs projets législatifs – comme la loi travail en 2016 ou le projet de loi sur les retraites en 2019-2020 – ont fait l’objet de grandes manifestations et ont parfois été imposés en contournant le vote des parlementaires.

Cette proposition originale alliant démocratie directe et démocratie représentative implique une autre conception de la représentation qui n’implique pas la dépossession des électeurs vis-à-vis de leurs représentants. La représentation cesserait ainsi d’être une obligation pour devenir un droit.

En Espagne, les changements institutionnels sont restés limités à l’échelle nationale. Podemos avait certes repris certaines revendications des Indignés, comme la refonte du système électoral, mais une réforme de la Constitution aurait nécessité davantage d’appuis au sein du Parlement. Il sera intéressant, à cet égard, d’analyser les effets de mouvements sociaux qui ont récemment abouti à un processus d’assemblée constituante, comme au Chili.

Changer la démocratie sans prendre le pouvoir

Une autre partie des Indignés ont continué à se mobiliser en dehors des institutions, dans des associations et des initiatives locales d’inspiration anarchiste comme les squats autogérés. Ils ont contribué à renforcer des collectifs existants, à l’instar de la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH) qui lutte depuis février 2019 contre la multiplication des expulsions de logement suite à la crise économique de 2008, et à en créer de nouveaux.

Des mobilisations massives, comme les marées citoyennes en défense des services publics (en 2012 et 2013) ou le mouvement féministe qui connaît un renouveau important depuis 2018, reposent en partie sur l’impulsion des Indignés et s’organisent également en assemblées.

Souvent réduits à l’émergence de nouvelles formations politiques comme Podemos, les effets du 15M se situent donc aussi dans les transformations d’organisations du mouvement social. Un engagement pourtant généralement présenté comme très limité dans le temps a ainsi eu un impact à long terme : même s’il y a un temps court de l’événement, celui-ci introduit un horizon normatif (une « démocratie réelle ») qui réoriente les modes d’action collective.

La nouvelle secrétaire générale de Podemos, Ione Belarra (élue en juin 2021) ici à Alcorcon, près de Madrid. Malgré un soutien citoyen important le mouvement n’a pas pu s’imposer au Parlement. Oscar Del Pozo/AFP

Cet horizon se décline en exigences pratiques qui viennent se heurter aux manières instituées de faire de la politique, jugées très négativement par les Indignés, et aboutissent à des renouvellements de pratiques dans les milieux militants. Cela s’est traduit par une prise en compte croissante des enjeux de démocratie interne dans une diversité d’organisations, une revitalisation du tissu associatif local et une multiplication des initiatives autonomes comme les coopératives, les squats d’activités et les réseaux de solidarité – autant d’expériences qui pourraient inspirer les citoyens mobilisés en France.

Or, ces actions menées en dehors du champ institutionnel contribuent à renforcer la démocratie, en modifiant les perceptions du monde social et les pratiques politiques qui sont loin de se résumer aux partis et aux élections. Le fait de se focaliser sur la seule conquête du pouvoir d’État par les urnes néglige en effet des vecteurs importants de transformations sociales et politiques, comme le montrent par exemple les mouvements féministe ou antiraciste qui ont connu de véritables succès dans leur capacité à changer le monde sans prendre le pouvoir.

Il ressort donc de l’expérience espagnole un concept de « démocratie réelle » pluriel, qui nous invite à penser une diversité de réponses à la crise des régimes représentatifs, certes différentes mais complémentaires, depuis à la fois les institutions et l’espace des mouvements sociaux.

Héloïse Nez, Maîtresse de conférences en sociologie, UMR CITERES, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.