La découverte renouvelée des verres filés de Nevers à travers l’holographie
Publié par Nadia Pellerin, le 30 janvier 2022 1.6k
Le projet de recherches Vivace se consacre aux verres, dans une approche transversale qui croise des points de vue physico-chimique, technique, sociologique et artistique. Une sélection de pièces verrières issues des musées de la région (Orléans et Chartres) a ainsi fait l’objet d’analyses chimiques du verre grâce à l’Accélérateur Grand Louvre d’Analyses Elémentaires AGLAE du laboratoire C2RMF[1] à Paris, par les chercheurs du laboratoire CEMHTI[2] du CNRS à Orléans. Par ailleurs, certaines pièces de musées, i.e. Bernard Perrot et Maurice Marinot du musée d’Orléans, ou encore des bousillés[3] du musée de Vierzon, ont été étudiées par Pierre et Fabien souffleurs de verre de la verrerie d’Art d’Amboise-Patrick Lepage à Chargé, afin de réaliser une recherche sur les techniques verrières mises en œuvre (figure 1a). Il n’existe en effet aucune archive sur la mise en œuvre de ces pièces. Une troisième approche consiste encore à intégrer les dimensions culturelle et sociologique concernant le travail du verre traditionnel et contemporain. Ici les images filmées par les chercheurs du laboratoire CETU-ETIcS[4] de Tours révèlent la grande diversité des processus de fabrication et de savoir-faire (retrouver ces ressources sur la chaine canal-U dans la collection "Mémoire vivante industrielle"[5]. Le projet Vivace intègre enfin la dimension esthétique et la recherche artistique en collaboration avec l’ENSA[6] de Bourges à travers des travaux d’artistes mis en lumière dans l’exposition ‘Vivace et troppo’ le verre à l’état libre (été 2020 galerie d’art du Château d’eau à Bourges – Figure 1b, puis été 2021, au centre d’art Le Garage à Amboise – commissaire Yves Sabourin).
Figure 1 : (a) Extrait de film[5], exploration de la fabrication d’un flacon gourde de Bernard Perrot[7], verrerie d’Art d’Amboise, (b) Exposition ‘Vivace et troppo’ au Château d’eau à Bourges, été 2020.
Nous reviendrons ici en particulier sur le fonds verrier de pièces anciennes du musée d’Orléans, telles que les figurines en verre filé encore appelé verre ‘de Nevers’ (XVIIIe s essentiellement). Pour resituer en particulier ce fonds de verre filé dit de ‘Nevers’, il faut savoir qu’à partir du XVIe siècle, des fabricants de faïence et des verriers originaires d’Altare en Italie, s’installent à Nevers. Ils développent alors la production de petites figurines émaillées, parfois dans des thèmes profanes mais souvent aussi religieux à partir du travail du verre ‘à la lampe’ (dit aussi à la flamme) auquel l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert en 1759 consacre un chapitre. Les figurines sont élaborées à partir d’une armature métallique recouverte d’un verre silicaté contenant des oxydes alcalins (Na2O and K2O à différentes teneurs selon les oxydes métalliques utilisés pour la coloration) et enrichi en plomb pour obtenir une température de fusion assez basse (< 600°C). Le verre coloré utilisé sous forme de baguettes ou tubes est fondu à partir de la flamme d’une lampe à huile. Nevers constitue le centre principal de production française pendant trois siècles mais la technique s’est déployée dans toute la France. Parmi le fonds disponible au musée d’Orléans, certaines de ces figurines montrent des signes d’altération chimique et de fragilité mécanique, elles s’effritent, perdent des petits morceaux au moindre effleurement ou bien encore, ne tiennent plus sur leur socle. Nous avons ainsi proposé de réaliser une série d’hologrammes en verre de quelques-unes de ces figurines et pièces de Perrot afin de projeter ces magnifiques pièces dans une réalité verrière renouvelée. Les hologrammes ont été réalisés directement sur site, dans une pièce dédiée aux réserves du musée, à l’aide de la malle holographique de Centre•Sciences, CCSTI[8] en région Centre-Val de Loire et partenaire du projet Vivace. La spécificité de cette malle est de disposer d’un laser rouge (He-Ne) et d’un laser vert (Nd-YAG) permettant ainsi d’obtenir des hologrammes en couleur.
Un hologramme est une image en trois dimensions, donc en relief, qui peut être observé en éclairant le support holographique, ici une plaque de verre transparente dont l’une des faces est recouverte d’une émulsion holographique argentique très sensible[9]. L’utilisation de faisceaux laser capables de produire une lumière cohérente permet en effet d’enregistrer une information liée à la profondeur de l’objet (l’information de phase en plus de l’information d’amplitude) grâce au phénomène d’interférences mis en œuvre lors de l’enregistrement. Dans la malle holographique, un dispositif optique permet de régler les faisceaux lasers rouge et vert afin qu’ils soient homogènes et suffisamment élargis. Ils viennent alors éclairer la plaque holographique, l’objet étant placé immédiatement derrière la plaque, la face optiquement active placée du côté de l’objet à holographier. Dans cette configuration, une partie de l’onde émise par la source laser est transmise par la plaque puis diffusée par l’objet. Ce faisceau diffusé rencontre au niveau de l'émulsion le faisceau transmis à travers la plaque et arrivant depuis le laser. Les chemins optiques étant différents, les conditions sont réunies pour l’obtention d’interférences. La surface sensible de la plaque enregistre ainsi les franges d’interférences dues à l’interaction de ces deux ondes lumineuses qui constitue l’hologramme. La puissance lumineuse des lasers est directement corrélée au temps d’exposition pour l’enregistrement de l’hologramme. Quelques secondes suffisent, dans une obscurité et surtout une immobilité totale ! La moindre vibration peut compromettre la qualité de l’enregistrement ! Ainsi, un laborieux travail d’optimisation du montage optique adapté à la configuration de la salle et à nos objets a été mené avant de lancer les enregistrements. Nous remercions vivement Alexandre Escarguel du laboratoire PIIM[10], spécialiste de l’holographie en couleur pour nous avoir apporté un appui majeur pour ces enregistrements, ainsi que les collègues du laboratoire GREMI[11] pour leur collaboration et leur aide précieuse (figure 2). Reste alors à traiter la plaque chimiquement pour fixer définitivement l’hologramme.
Figure 2 : déroulement des expériences d’holographie dans la salle des réserves du musée d’Orléans, à droite, les réglages optiques de la malle holographique.
De la même façon que pour la photo argentique d’autrefois, on révèle la plaque holographique en la plongeant dans un bain chimique pendant quelques minutes. Le film noircit par réduction des ions argent là où il a été illuminé par les laser. Un deuxième bain permet le blanchiment et la stabilisation de la couche photosensible. Après rinçage et séchage, on peut découvrir l’hologramme enregistré en se replongeant dans le noir et en éclairant la plaque avec une lumière vive. C’est toujours une vision surprenante et spectaculaire, qui si elle est optimisée peut reproduire les objets avec une grande fidélité même pour les moindres détails. L’équipe responsable des collections au musée d’Orléans s’est montrée extrêmement coopérative dans cette action, manipulant pour nous avec une précaution infinie les précieuses statuettes et objets. Nous remercions vivement Maxence Colleau, le régisseur des collections et ses collaboratrices (figure 3). Grâce aux supports métalliques (voir figure 3a) mis à notre disposition par A. Escarguel, deux tailles d’hologrammes ont pu être réalisés à partir de plaques de dimensions 10.2x12.7cm et 20.4x12.7cm. La plaque de verre est glissée en face avant du support, une fois l’objet mis en place.
Figure 3 : (a) Mise en place de la figurine ‘cavalier au piaffer’ en verre filé dans le boitier support, (b) l’objet original de dimensions 10x6,5 cm (Musées d’Orléans), (c) hologramme du ‘cavalier au piaffer’.
En holographie nous sommes dépendant de nombreux facteurs qu’il est important d’optimiser afin d’obtenir un hologramme de qualité, à la fois suffisamment lumineux et fidèle en termes de couleurs. Ainsi le temps d’exposition de chacun des lasers rouge/vert doit être calculé précisément en fonction de leur puissance respective et de la sensibilité de l’émulsion aux différentes longueurs d’onde. L’hologramme du ‘cavalier au piaffer’ (figure 3c) est ainsi trop rouge et ne reproduit pas fidèlement les couleurs de la figurine. Dans le cas de la figurine des quatre saisons, ‘l’automne’ (figure 4a-b) les couleurs de l’hologramme sont beaucoup plus fidèles. D’après nos mesures chimiques (mesures AGLAE), pour la réalisation de la jupe verte les émailleurs de l’époque ont utilisé un verre silicaté au plomb où les oxydes métalliques de fer manganèse et cuivre sont responsables de la teinte observée, tandis que les parties blanches du visage ou de la poitrine et des bras sont originaires de plusieurs types de verre, notamment des verres riches en oxyde d’antimoine qui est un réducteur puissant et des compositions de grande variation sur la teneur en oxyde de plomb.
Figure 4 : ‘l’automne’ de dimensions 9.5 cm x 4 cm, objet (b) et hologramme (a), (c) ‘Saint-Jacques’, dimensions 13x6 cm. Figurines des musées d’Orléans.
Figure 5 : (a) ‘Amours volant dans les branches d’un arbre’ dimensions 21x10 cm, (b) ‘danseur au tambourin’ dimensions 12x4,5 cm, (c) flacon gourde de Bernard Perrot (milieu du XVIIe s) dimensions 17x9x6 cm. Objets des Musées d’Orléans.
Ces mesures chimiques témoignent du large savoir-faire des émailleurs de l’époque en matière de coloration et d’opacification des verres. Pour les figurines émaillées de couleur sombre (figure 4c), nous avons rencontré une difficulté nouvelle, les parties les plus sombres absorbant par nature la lumière quand le principe de l’holographie repose sur la réflexion du rayonnement. C’est l’une des limites de l’exercice, les parties sombres étant quasiment invisibles sur l’hologramme. Pour cette figurine, d’après les études chimiques (AGLAE) la robe de couleur violette très foncée est obtenue grâce à un verre silicaté au plomb complexe (15 oxydes détectés) riche en oxyde de manganèse et en oxyde de potassium et assez pauvre en oxyde de fer. Certaines pièces telles que celles du ‘danseur au tambourin’ ou encore des ‘Amours volant dans les branches d’un arbre’ (figure 5) nous ont réservé un comportement inattendu. Dans les deux cas, l’hologramme pourtant répété à plusieurs reprises n’a pu enregistrer que la base de l’objet. Ceci révèle une instabilité structurale intrinsèque de l’objet, à l’origine de micro-vibrations et empêchant son enregistrement holographique. Ainsi l’holographie est aussi un outil d’intérêt permettant de mettre à jour une fragilité mécanique, ici entre l’armature métallique de l’objet en verre filé et le socle. Les pièces de grande taille ont pu être holographiée avec succès comme le montre l’exemple du ‘flacon gourde’ attribué à Bernard Perrot (figure 5c et 1a).
Pour conclure, l’étude de ces figurines en verre filé nous apporte des informations importantes sur la coloration et l’altération des verres, qui contribuent à une réflexion plus globale sur le renouvèlement des procédés de coloration dans une démarche plus environnementale. Ces hologrammes viendront renouveler la possibilité d’exposer ces pièces délicates et fragiles de plusieurs siècles, qu’il n’est parfois plus possible de sortir des réserves. Ils seront intégrés dans une exposition à l'hôtel Cabu à Orléans qui mettra à l’honneur les fonds verriers des musées orléanais. Cette exposition sera visible entre juin et novembre 2022.
Remerciements
Nous remercions la Région Centre-Val de Loire qui a financé le projet APR-IR VIVACE, dirigé par Nadia Pellerin du laboratoire CEMHTI-CNRS à Orléans. Nous tenons également à remercier tous les partenaires du projet VIVACE et en particulier le Musée des Beaux-Arts et l’hôtel Cabu à Orléans ainsi que Centre•Sciences. Les acteurs du projet VIVACE remercient vivement Alexandre Escarguel du laboratoire PIIM de Marseille et Titaïna Gibert et Stéphane Pellerin du laboratoire GREMI à Orléans pour leur collaboration à l’optique holographique.
Références
Yves Gentet, Philippe Gentet : "Ultimate" emulsion and its applications
Alexandre Escarguel : Holographie : un outil simple pour l’enseignement du secondaire au supérieur
Christiane Carré, Yvon Renotte, Paul Smigielski, Xavier Allonas, Christian Ley, Safi Jradi : L’holographie, une reconstruction par la lumière grâce à un matériau photostructurable
Annie Volka, ‘Etude et restauration de six figurines en verre dit ‘de Nevers’ du Musée des Beaux-Arts d’Orléans, TECHNE, n° 6, 1997, pp. 99-103, pl. VIII.
[1] Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, Louvre, Paris.
[2] Conditions extrêmes et Matériaux : Haute Température et Irradiation, UPR 3079 du CNRS à Orléans.
[3] Le bousillage ou encore la perruque désigne ici une activité des ouvriers des verreries de Vierzon (XIXe et début XXe s) après la journée de travail. Ils étaient autorisés à récupérer les chutes de matière pour fabriquer des objets personnels. Vous pouvez découvrir une très belle collection de ces pièces souvent anonymes au musée de Vierzon.
[4] Centre d'Expertise et de Transfert de l'Université de Tours spécialisé dans le domaine des sciences sociales et notamment le recueil et le traitement de données sociologiques collectées auprès des individus et des groupes, à partir d’entretiens et d’observations.
[5] https://www.canal-u.tv/producteurs/universite_de_tours/memoire_vivante_industrielle
[6] Ecole Nationale Supérieure d’Art de Bourges.
[7] Bernard Perrot, célèbre maitre verrier orléanais du XVIIe s
[8] Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle en Centre-Val de Loire.
[9] Les plaques holographiques utilisées ici ont été fournies par la société Ultimate Holography, Yves Gentet.
[10] Physique des Interactions Ioniques et Moléculaires - UMR 7345 Aix-Marseille Université/CNRS.
[11] Groupe de Recherches sur les milieux ionisés, UMR 7344 Université d’Orléans/CNRS.